vendredi 21 avril 2006

Le partage des pauvres des Flandres

Les frontières de la fin du XVIII° siècle sont fixées définitivement, pour le nord de la France, à la conclusion de la Paix d’Utrecht en 1713. Sur la façade littorale flamande, une ligne fixée de part et d’autre du réseau de fortifications du Pré Carré de Vauban sépare la Flandre Maritime de la West-Flandre, aujourd’hui en Belgique. Cette séparation que nulle réalité géographique ne vient conforter n’est en rien un obstacle pour la circulation des personnes.


Une situation économique difficile en Flandre littorale

En 1762, les autorités de Flandre Maritime et de Flandre Occidentale reprennent en commun un règlement déjà conclu en 1750 pour le faire approuver par les bourgmestres et échevinages de plusieurs villes. Ce document prend en compte la mobilité des populations. Publié à Dunkerque, par Weins, l’imprimeur de la ville, le «règlement pour l’entretien des pauvres» est un accord transfrontalier édité dans les deux langues du pays, le français et le flamand. C’est dire si les difficultés sont nombreuses et transcendent la simple notion de frontière politique pour la nécessité de trouver un accord entre les deux entités politiques.

En effet, en ce XVIII° siècle finissant, l’économie flamande ne présente plus les caractères de précocité des siècles précédents. Elle est même en passe de manquer la marche de la Révolution Industrielle, pourtant si largement entamée chez ses voisins d'outre-manche, mais il est vrai que la Flandre ne possède pas de grands gisements de charbon, préalables à cette révolution, excépté les gisements de la faille du Midi, que l’on tarde à exploiter.
Mis à part quelques lieux où la production de textile perdure, la Flandre est avant tout un pays dominé par l’agriculture. Il y aurait bien les ports pour permettre un essor économique mais ceux-ci, Dunkerque en tête, connaissent de dramatiques arrêts de leurs activités lors des guerres telles la Guerre de Succession d’Autriche (de 1744 à 1748) ou encore la guerre de Sept ans (de 1756 à 1763) - et cela sans augurer de difficultés futures.

Ajoutons à ce déjà triste tableau une population «handicapée» par une forte pression démographique qui réduit considérablement la taille des lopins de terre à disposition de paysans. L’agriculture de la Flandre littorale présente encore quelques aspects vivriers, d’autant plus que la plupart des terres sont sableuses donc pauvres. Pour survivre, il est un besoin impérieux d’avoir une activité salariée complémentaire. Il y a peu de travail, pas ou peu d’épargne et la ville reste caractérisée par l’activité artisanale, fournissant peu d’emplois. Ce manque de ressources est d’autant plus criant que la pression fiscale, déjà forte de l’Ancien Régime, ne cesse de s'accroître. Il faut donc partir à la recherche de revenus ou de simples moyens de survie. Cette pauvreté augure déjà les forts courants migratoires flamands vers les régions sidérurgiques et textiles du XIX° siècle.


Une précarité préoccupante

Ce sont donc de nombreux facteurs qui convergent vers la précarisation plus forte des populations de ces deux parties de Flandre. Une précarité qui, de crise économique en crise sociale, pose de façon aiguë la question de l’aide aux populations pauvres. L’Etat-Providence reste à inventer. Pour la fin de l’Ancien Régime, il est encore une entité lointaine, sauf en cas de guerre comme de fiscalité dont elle est souvent le corollaire, la responsabilité incombe de fait aux autorités locales, qu’elles soient municipales ou ecclésiastiques.
Néanmoins, la dégradation - par le bas - du corps social et l’éloignement de la plupart des élites revient à déterminer la question du financement des «secours sociaux»: non seulement la précarité est galopante mais elle se double d’une forte mobilité des populations. Les autorités ne font que décider d’opérer un tri par une préférence non pas nationale mais originelle afin d’éviter contestations, usurpations et surcharge des Tables des pauvres. La crise, sans toute fois préjuger qu’elle soit perçue comme telle, amène nécessairement un repli sur les communautés de part et d’autre des frontières, fussent-elles tracées arbitrairement à la lumière des traités aux dépends des réalités historiques, familiales ou affectives.

Le court préambule du règlement de 1750 ne fait que le préciser : «Comme il arrive journellement des difficultés sur l’entretien des pauvres entre les Magistrats des Chef-Collèges de la West-Flandre & de la Flandre Maritime, lesdits Magistrats pour éviter toute contestation, ont réglé et arrêté ce qui suit». Le but avoué est bien ici de faciliter les relations entre les institutions.


Des conditions d’aide définies comme un repli «communautaire»

L’article premier pose en préambule la difficulté du moment. Hormis les mendiants dont le statut est défini et accepté comme une quasi-profession, tous les ressortissants des deux régions concernées sont susceptibles d’avoir recours aux Tables des Pauvres afin d’assurer leur subsistance. «ARTICLE PREMIER. - Que toutes personnes soit natives de la West-Flandre, soit natives de la Flandre Maritime, mariées ou non mariées, ayant famille ou n’en n’ayant pas, pourront librement aller demeurer dans telle Ville, Bourg ou Paroisse desdits deux Départmens, qui conviendra mieux à leurs intérêts, sans être tenus de rapporter Acte de Garant à la décharge de la Table des Pauvres de leur nouvelle Demeure, pourvu que lesdites personnes soient porteurs d’un certificat en bonne forme du Curé & des Juges de leur dernier domicile, qui justifie de leur profession de la Religion Catholique, Apostolique & Romaine, & de leurs bonnes vie & mœurs, & qu’en outre ils ayent une profession, métier ou vacation au moyen de laquelle ils puissent s’entretenir eux & leur famille dans le lieu de leur nouvel établissement.»
Rien ne vient entraver la liberté de circulation tant que la survie économique est assurée. La frontière est perméable. Les autorités envisagent donc un déplacement de populations marginales. La référence au catholicisme romain ne peut apparaître que comme le garant du maintien d’un ordre social et moral, nécessaire dans une société où l’Eglise fournit la plupart des cadres.

La fermeture «officielle» de la frontière apparaît lorsque les difficultés se font connaître, et encore, elle ne concerne que les populations versant dans la précarité. Ainsi l’article II définit le retour des personnes qui ne sauraient assurer leurs subsistance par leurs propres moyens:

«II - Que toutes personnes natives de la West-Flandre ou de la Flandre Maritime y demeurantes, qui sont ou deviendront hors d’état à cause de leur incommodité, caducité, ou autre accident de gagner la vie, & d’y subsister avec leur famille, seront obligées de se retirer dans les lieux de leur naissance, pour y être entretenues ainsi que les autres pauvres, quand même ces mêmes personnes auroient été ou seroient secourues par quelque Table des Pauvres, en vertu de sentence ou en vertu de tel autre chef que cela pourroit avoir été fait.»

Le retour à la communauté originelle pose des problèmes car l’article III empêche toute mesure dérogatoire: «I I I - Au moyen de ce qui est statué ès articles précédens, tous Actes de garant ci-devant donnés par les directeurs des paroisses des departemens de la West-Flandre & de la Flandre maritime seront et demeureront nuls, & de nulle valeur & comme non avenus : défendons d’exiger & donner des actes de garant à l’avenir.»


Des conditions particulières restrictives

Les articles IV, V et VI ne font que régler les cas particuliers pour éviter les contestations. Ceci ne peut que permettre d’appréhender la démographie de la dernière moitié du XVIII° siècle:
«I V - Que les femmes et veuves suivront la condition de leurs maris & les enfans mineurs d’âge ou non mariés, celle de leurs pères & mères du vivant desdits pères ou mères; & en conséquence qu’une femme veuve ou ayant enfans d’un ou de plusieurs mariages précédens, tant elle que ses enfans mineurs d’âge & non mariés de quelque mariage qu’ils soient, seront entretenus même après la mort de son dernier mari si longtemps qu’elle demeurera en viduité par la Table des Pauvres du lieu de naissance du dernier mari; bien entendu, qu’après le décès de ce dernier mari & de la veuve, tous lesdits enfans seront renvoyés à la charge de la table des Pauvres du Lieu de la naissance de chacun d’eux respectivement, où seront aussi renvoyés pendant la vie desdits pères & mères les enfans majeurs d’âge & mariés.»
«V - Que la naissance casuelle ne donnera point d’alimentation, mais seront tels les enfans réputés natifs du lieu du domicile actuel de leurs pères & mères, du quel sera en ce cas fait mention dans les registres des baptêmes.»
«V I - Que tous les enfans bâtards sans exception ni distinction réputés natifs du lieu de la naissance de leurs mères, qu’ils suivront leur condition & devront être entretenus par la Table des pauvres du Lieu de la naissance de leurs dites Mères, soit filles ou veuves.»
Il semble donc que les cas dits «exceptionnels» n’en soient pas marginaux pour autant et que la recherche de filiation n’est pas des plus importantes.

Ce règlement a force de loi et vaut force de loi puisqu’il abroge, tel que le mentionne l’article 7, toutes les dispositions antérieures: «VII : Le présent règlement sera inviolablement observé & exécuté entre lesdits magistrats de la West-Flandre & de la Flandre Maritime, annullant tous les règlements antérieurs par eux faits contraires au présent: & touchant les difficultés qui pourroient naître par la fuite du tems sur l'exécution du présent règlement, Parties seront tenues de se pourvoir chacun devant son juge compétant, pour être par lui fait droit dans l’étendüe de son ressort, sans forme ni figure de procès & sans frais ainsi qu’il appartient»

Signalons d’ailleurs que la mobilité des populations est assez forte et dépasse largement le cadre des deux Flandre signataires, prévoyant l’extension et la collaboration avec le reste des territoires flamands, français ou non : «VIII : Déclarant les parties contractantes que le présent concordat ou règlement aura aussi lieu réciproquement à l’égard des autres magistrats de la Flandre orientale, wallonne ou rétrocédée, qui voudront y adhérer ou accéder, laquelle adhésion ou accession sortira son plein & entier effet à l’égard desdites parties contractantes, soit qu’elle se fasse à la réquisition des magistrats de la Flandre Maritime, soit qu’elle se fasse à la réquisition de l’un ou l’autre magistrat de la West-Flandre.»


Un règlement qui fait autorité en Flandre littorale

Le document initial date du 6 juin 1750 et concerne en premier lieu les Salle et Châtellenie d’Ypres, la Ville et Châtellenie de Furnes, la Ville et Châtellenie de Warneton, la Ville et Juridiction de Poperinge, la Ville et Territoire de Wervick, les échevinages et magistrats d’Ypres, de Flandre Maritime, auxquels d’ailleurs se joignent «les députés ordinaires aux états de la Ville de LILLE & châtellenies dudit LILLE, DOUAY & ORCHIES, qui ont vu & examiné le règlement ci-dessus, fait entre les magistrats des Chefs-Collèges de la West-Flandre & de la Flandre maritime, déclarant de l’approuver, & de vouloir bien s’y conformer, & consentent qu’il soit exécuté dans toutes les villes & communautés de leur Province : En foi de quoi, ils ont fait signer le présent acte par leur greffier dans l’Assemblée du vingt-deux may mil sept-cens cinquante.»

Très rapidement, le premier règlement fait autorité car on retrouve comme signataires «Messieurs du magistrat de la ville & châtellenie de Furnes avertissent tous ceux qu’il appartient que messieurs des magistrats des villes, châtellenies, pays et juridictions ci-dessous mentionnées, ont accédé au concordat du 6 juin 1750 qui précède, fait au sujet de l’Entretien des pauvres, afin que chacun s’y conforme, étant ordonné à tous les pauvriseurs & directeurs des Tables des Pauvres de la Châtellenie de conserver un exemplaire de cette ordonnance dans leurs archives. Fait au collège ce 25 juin 1761. L. STRABANT»

En quelques années, les villes et autorités importantes de Flandre Occidentale se joignent à la liste déjà importante des signataires: les villes de Roulers, de Loo, de Nieuport, de Bruges, de Dixmude en 1750, suivies de la Ville et Cité de Tournay en 1751, de la Ville de Menin, mais aussi des «Grand-Bailly & Echevins de la verge de Menin», en 1753. La même année les rejoignent la ville de Courtray, et aussi les «Haut-Pointers & francs-Echevins de la châtellenie de Courtray». Les difficultés n’ont dû cesser de croître, les moyens de se réduire car quelques années plus tard ce sont de nouvelles localités qui appliquent ce règlement: Ainsi en 1760 s’agrègent à ce groupe le Pays Franc de Bruges pour le Plat Pays du Franc, accompagnés des «territoires dépendants, annexes & contribuables dudit Pays du Franc»:
MERCKEM, HARDOYE, GUYSEN, COOLSCAMPS, ZYSSEELE, CAPRYCKE, RUDDERVOORDE, CORTEMARCQ & HANTSAEME, le PAYS de WYNENDAELE avec GHITS & WERCKEN, BEVEREN, suivis par le WATERLANDT, en 1761, par OOSTCAMP, en 1760, l’adhésion étant confirmée en cette année 1761, LICHTERVELDE, St. GEORGE.

Le règlement est d’ailleurs à nouveau «publié en la manière et place ordinaire, en présence de Messieurs NORBERT VAN VOSSEM & NORBERT VANDENABEELE, Echevins et Ceur-Heers de la ville de Furnes & Pays de Furne-Ambacht, [le] 8 juillet 1761». Les Magistrats d’Oudebourg les imitent et notifient leur décision aux magistrats de Furnes et de Nieuport la même année.
Très rapidement, c’est l’ensemble de la Grande Flandre qui est concernée en 1761: la ville et comté de Middelbourg, Damme, Houcke & Meunickenreede, les ville & port de Blanckenberghe, puis la ville de Ghistelle en 1762.


L’acte final est notifié à la Cour de Cassel. Par cette notification, on peut comprendre que le problème est considéré comme réel et préoccupant par la plupart des autorités locales. Les villes, échevinages et magistrats préfigurent en quelques années les états modernes dont l’action est conçue sur l’ensemble d’un territoire, avec la mise en relation des différents intervenants. Cependant, si peu de lieux de ce côté-ci de l’actuelle frontière sont évoqués, c’est surtout que l’organisation des Intendances mise en place depuis l’arrivée des Français permet de se passer de ces accords multilatéraux mais dont rien ne dit qu’elle fut effectivement efficace.

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