vendredi 10 mars 2006

Les jardins de pierres...une création de 1776!

La naissance de l’église-sépulture
Alors que l’évangélisation battait son plein, Charlemagne fit sortir la France du paganisme en interdisant définitivement la crémation des corps, pratique ancestrale qui ne concordait pas avec la résurrection des corps telle que la définissait la théologie. Désormais, les Chrétiens doivent enterrer leurs morts dans l’attente du Jugement Dernier. Les habitudes changent et si le cimetière reste un enclos «sacré», il évolue vis-à-vis des habitudes ancestrales. Si, dans une large part, les Romains incinéraient leurs morts, ils séparaient nettement le monde des vivants, rejetant les cimetières loin des habitations. La christianisation bouleverse quelque peu cette organisation.

Aux tombes et stèles s’ajoute un nouvel élément: la chapelle. Son rôle est de première importance car, chez les Chrétiens, tout fait référence à la mort et à son corollaire qu’est la Résurrection. Autant être en bonne place au moment de la révélation. Plus l’on est proche de la chapelle, meilleures sont - pense-t-on - les «chances» d’être au nombre des élus. Cette pratique est néanmoins appelée à connaître un intérêt supérieur avec la dimension pénitentielle du Christianisme, une religion de la Rédemption, de la componction qui ordonne de rechercher en priorité le salut de l’âme et dont les exigences liturgiques se renforcent avec le développement du culte des morts. Multiplier les messes et les obits. Il faut se rapprocher autant que faire se peut du maître-autel.
Les églises deviennent ipso-facto des lieux de culte, des lieux de vie par les activités économiques qui s’y tiennent à l’intérieur ou dans l’immédiate proximité et surtout des nécropoles.

La nécropole dunkerquoise
Le cas de l’église Saint-Eloi de Dunkerque en est une parfaite illustration puisque le nombre des inhumations fait d’elle la troisième église-nécropole en Europe. la hiérarchie sociale est assez fidèlement reproduite. Plus le défunt se rapproche du chœur, de l’autel, plus il est distingué. Des sondages archéologiques réalisés au cours des années 80 montrent une stratigraphie très dense de corps qui paraissent parfois enchevêtrés. Il est vrai que les générations passant, l’on perd le souvenir du titulaire de la sépulture. pour intégrer les nouvelles inhumations, il faut souvent se résoudre à bouger les restes des prédécesseurs, Parfois même, le fossoyeur les «coupe» pour ouvrir la nouvelle tombe. Le corps n’est plus sacré (sacralité qui fournit fit interdire par l’Eglise les dissections puisque l’homme a été créé à l’image de Dieu), il devient une dépouille, un reste, une relique.
Dans les villes, ces cimetières «couverts» finissent par poser de nombreuses difficultés. A Dunkerque, fidèles et clergé se plaignent de l’odeur pestilentielle que dégagent les corps en décomposition. Régulièrement, les effluves sont telles que certains défaillent en plein office.

Pire encore: Dunkerque est une ville pauvre en eau douce. Les habitants comme les soldats de la garnison ne peuvent compter que sur les eaux pluviales qu’il faut absolument recueillir dans des citernes. L’eau potable n’est arrivée de Houlle que dans la première décennie du XXe siècle et jusque une période assez récente, toute maison se devait d’avoir sa propre citerne. La question de l’eau est vitale dans cette ville... Vauban l’avait bien compris et avait fait édifier à coté de l’église une vaste citerne. De belles dimensions, elle ressemblait à celles que l’on peut encore voir à Bergues et surtout Gravelines. Dans cette dernière ville, elle était alimentée par les eaux recueillies sur les toits de l’église qui la jouxte. les mêmes principes dictaient la construction de la citerne de Dunkerque aujourd’hui disparue. L’on finit par craindre - très certainement à juste titre - que les eaux souterraines souillées par les cadavres finissent par corrompre celles de la citerne dans laquelle elles passaient par capillarité. Impossible de laisser perdurer une telle situation. De nombreux historiens soulignent leur suspicion sur le rôle de ces corps dans le développement des épidémies, nombreuses et virulentes dans le port et la ville.

L’embellissement de la «cathédrale des sables»
Devant le nombre grandissant de personnes incommodées, la décision fut prise de stopper définitivement les inhumations dès 1775 mais quelques privilégiés réussirent malgré tout à se faire enterrer jusqu’en décembre 1776. Cela en contradiction avec l'Arrêt du Conseil d’état du Roi du 10 mars 1776... Il faut se résoudre à aménager un nouveau cimetière. A Dunkerque, établi sur un ancien terrain militaire en basse-ville, loin du centre de la paroisse, quasiment en campagne, il est bénit le 29 septembre 1779.
Les travaux de 1783-1784 furent d’ailleurs le prétexte pour procéder à des exhumations massives et d’opérer des transferts vers le nouveau champ de repos. C’est à l’occasion des travaux d’agrandissement et d’embellissement de Saint-Eloi que les magistrats de la ville sont placés devant l’obligation de trouver une solution pour les sépultures mises au jour lors de la campagne de travaux de 1783. A cette occasion, le creusement des fondations du nouveau péristyle - de style gallo-romain - met à jour plus de 1.600 cadavres, pour la seule entrée du bâtiment... Alors à quoi s’attendre sous le chœur?

L’intervention royale
«La déclaration du Roi, concernant les inhumations, donnée à Versailles le 10 mars 1776, registrée au Conseil Provincial d’Artois le 8 novembre 1776» fixe une réglementation définitive pour les inhumations. Louis XVI, et au travers lui, l’Etat se préoccupe d’un réel problème de santé publique en légiférant qui relève tout autant de la sphère privée. Cela pourtant ne se limite pas à Dunkerque. En effet, les ecclésiastiques rassemblés l’année précédente à Paris ont fait état d’un problème récurrent car, depuis plusieurs années, «des plaintes touchant les inconvénients des inhumations dans les églises, et même par rapport à la situation actuelle de la plupart des Cimetières, qui, trop voisins des églises, seroient placés plus avantageusement s’ils étoient plus éloignés desdites Eglises, bourgs ou villages des différentes Provinces» du royaume.

La situation est assez grave pour que le pouvoir central relaye les initiatives des magistrats locaux comme celui de Dunkerque par «une Loi capable de concilier avec la salubrité de l’air, et ce que les règles ecclésiastiques peuvent permettre les droits qui appartiennent aux Archevêques, Evêques, Curés, Patrons, Fondateurs et autres dans les différentes églises» du royaume... Il est vrai que la perception des droits d'inhumation est et reste une source de revenus appréciable. L’Eglise doit bien se garder de ne pas se couper de cette manne. Les huit articles de la déclaration royale fixent alors les conditions, il est vrai draconiennes.
L’article premier interdit à toute personne - à l'exception des Archevêques, Evêques, curés, Patrons des Eglises et Hauts-Justiciers et Fondateurs des chapelles - d’être enterré dans quelque lieu de culte que ce soit, publique ou privé, et «généralement dans tous les lieux clos et fermés, où les fidèles se réunissent pour la prière et célébration des Saints Mystères, et ce pour quelque cause et sous quelque prétexte que ce soit».
L’église perd le statut de «nécropole» pour devenir une sépulture privée. Néanmoins, l’exception du premier article est modérée dans le suivant : les prêtres peuvent être enterrés dans leur propre paroisse, l’Evêque dans sa cathédrale. Une inhumation dans une autre paroisse ou cathédrale leur est interdite. Le principe sanitaire est aussi invoqué pour «normaliser» la sépulture: des caveaux pavés de grandes pierres au fond et sur les côtés, d’au moins 72 pieds carrés à l’intérieur, et à une profondeur minimale de six pieds sous terre... Les articles suivant codifient les cas de figures susceptibles d’être rencontrés dans les cures et conseils de fabrique.

Des règles voulues strictes et rigides
Ainsi, la loi défend de céder à un tiers le droit d’être enterré en lieu et place du possesseur du caveau. Les descendants et familles des fondateurs des chapelles et églises déjà créées peuvent néanmoins y avoir une tombe à la seule condition d’augmenter le nombre de caveaux de même proportion... La limite est fixée par la place restante puisque la sépulture est individuelle. Autant dire que le droit de sépulture est appelé à s’éteindre rapidement toute comme la pratique d’inhumation collective.

La question des donations et fondations monastiques est abordée par la même occasion. Sous condition de creuser un caveau aux normes fixées précédemment, il sera possible d’être inhumé dans les cloîtres et chapelles, à condition que ceux-ci ne soient pas fermés et clos et d’en avoir le droit par titre légitime, comme la succession des fondateurs.

L’art mortuaire ne tarde pas à connaître un essor considérable puisque l’on enterre désormais dans des cimetières. Ceci est d’autant plus important que les personnes autorisées à être inhumées dans les églises peuvent aussi reposer dans les cimetières où ils pourront «choisir dans les cimetières desdites paroisses un lieu séparé pour leur sépulture, même faire couvrir ledit terrain, y construire une caveau ou Monument, pourvu néanmoins que le terrain ne soit pas clos et fermé». Cette «libéralité» n’est cependant accordée encore une fois qu’à ceux qui ont un droit légitime. Le roi incite néanmoins à rester raisonnable dans la construction des mausolées puisqu’il doit rester «dans lesdits cimetières le terrain nécessaire pour la sépulture des fidèles». Le cimetière est un espace public.

Les ordres religieux n’échappent pas à la règle... Plus aucun ordre, en définitive, n’est indépendant du pouvoir temporel puisque «les religieux et religieuses, exempts ou non exempts, même les Chevaliers et Religieux de l’ordre de Malte, seront tenus de choisir dans leurs cloîtres ou dans telle autre partie de l’enceinte de leurs monastères ou maisons, un lieu convenable, autre que leurs églises, distinct et séparé pour leur sépulture, à la charge toutefois d’y faire construire les caveaux ci-dessus mentionnées et proportionnés au nombre de ceux qui doivent y être enterrés». Le privilège d’immunité, gage d'indépendance est mis à mal et tombe en définitive en désuétude puisque les autorités séculières doivent veiller, sur information du clergé régulier, du respect des dispositions légales.

La loi prévoit que les cimetières qui se révèlent vite trop exigus pour les fidèles seront agrandis. Quant à ceux qui existent dans le clos de murailles des villes qui «pourroient nuire à la salubrité de l’air» seront déplacés «autant que les circonstances le permettront hors de ladite enceinte» en accord avec les règles religieuses... A charge aux officiers municipaux et aux habitants de tout mettre en œuvre pour que les principes dictés soient scrupuleusement respectés. Avec ce que l’on pourrait anachroniquement qualifier de «principe de précaution» s’opère à nouveau la nette séparation entre le monde des vivants et celui des morts. La promiscuité dans les villes, notamment les plus anciennes où n’existe pas d’assainissement, où les rues sont étroites et où, comme dans de nombreuses villes du Nord, les cours d’eau abondent peut être propices à la propagation des maladies, notamment lors des épisodes épidémiques... Plus cyniquement, faut-il penser que la place libérée près des églises, lieux de passage obligés, devient intéressant pour qui veut faire commerce?

La volonté royale offre malgré tout une certaine autonomie aux villes et communautés puisque le droit d'acquérir les terrains nécessaires à la création des cimetières leur est accordé, en dérogation de la tutelle instaurée par l’édit d’août 1749. La question est d’ailleurs assez importante pour que les droits d’indemnité ou d’amortissements soient remis à la condition expresse que les terrains ne servent que de nécropoles. Il est donc hors de question de voir, comme ce fut parfois le cas, des habitations ou des commerces dans les clos de sépultures. Roi centralisateur, Louis XVI se réserve le droit de pourvoir les cimetières de Paris, ville royale qu’il faut contenter pour garantir le calme politique.

La translation des corps
Comme à Dunkerque, de nombreuses villes opèrent le transfert des sépultures vers de nouveaux cimetières. Lille ne fait pas exception, Louis Quarré-Reybourbon en dresse le tableau dans son article de 1887 sur la «Translation des cimetières de Lille en 1779. Si les notables étaient enterrés dans l’église, dans le chœur ou les nefs, le commun recevait une sépulture sur le pourtour de l’édifice mais avec l’essor démographique, cette «cohabitation» finissait par générer de sérieux problèmes sanitaires. Pour cette raison, le terrain du faubourg de Saint-Maurice, qui servait déjà à enterrer les morts de l'Hôpital Militaire, devait connaître une forte extension dès 1774. L’on tenta, dans un premier temps, d’y reproduire les inégalités de mise dans les édifices religieux. La situation ne satisfaisant personne, il fut finalement décidé de former de nouveaux projets. L’on projeta l’ouverture de deux cimetières, l’un au Faubourg Saint-André, l’autre au Faubourg des Malades (Porte de Paris et place Lebas) mais la configuration du terrain en interdirent la réalisation. En effet, le souci d’éviter gênes et contagions éventuelles porta le choix définitif sur l’Est de la ville, au delà de la Porte de Roubaix car le vent dominant à Lille vient de l’Ouest... De fait, peu ou pas d’odeurs ou de miasmes ne reviendraient en ville, portés par les courants d’air.

Après de nombreux conflits, le fonctionnement de l'enclos mortuaire fut confié aux marguilliers des églises de la ville. Le choix de l’emplacement des sépultures reproduit les distinctions entre les différentes personnes. Cimetière commun aux paroisses lilloises, les «droits de fosse», équivalents de nos concessions, sont établis en fonction de la paroisse et du type de funérailles. Tout ceci conduit à une gestion très administrative afin de ne mélanger ni les corps ni les paroisses. D’ailleurs, les routes empruntées par les convois funéraires sont établies pour chaque paroisse, personne ne pouvant s’écarter de la route définie.
Le cimetière extra-muros de l’Est n’est malheureusement pas assez éloigné des zones inondables et la gestion commune des paroisses lilloises participant au désordre par «querelle de clochers», l’entretien finit par faire défaut. Rapidement, il se paupérisa. A cause de sa mauvaise presse, les notables préféraient avoir leur sépulture dans les paroisses de Wazemmes ou d’Esquermes, et ce n’est que vers la moitié du XIXe siècle que le cimetière de l’Est fut l’objet de nouvelles attentions, notamment avec l’érection de monuments importants et la création d’une voirie pour s’y promener, suivant en cela l’exemple de cimetières parisiens.

Avec les agrandissements successifs de Lille sous le Second Empire, il devint impératif de réitérer l’opération au Sud de la Ville pour subvenir aux besoins des nouveaux quartiers fraîchement annexés.
Il faut malgré tout rappeler que cette politique ne vaut que pour les grandes villes, les villages ayant une autre conception de la relation avec les défunts et aussi, il est vrai, des moyens financiers moindres.

Des conséquences durables
Entre l’initiative locale relayée par le Roi et l'exécution des décrets, il se passe très peu de temps, preuve s’il en était de l’urgence de la situation. Cette rationalisation des pratiques entraîne des changements dont la portée n’est pas anecdotique. L’Eglise n’est pas indépendante. Ici, le temporel l’emporte sur le spirituel, à plus forte raison lorsque ce dernier est demandeur d’une loi qu’il ne saurait promulguer et encore moins faire appliquer.

Le paysage urbain change avec un espace urbain dédié aux activités humaines et où l’on opère une nette et stricte séparation entre lieu de vie et espace réservé aux morts. La vie quotidienne subit alors des transformations radicales. L’on ne vit plus dans les cimetières, en théorie et par définition tranquilles. Les lieux de sépulture ne sont plus destinés qu’au seul repos des défunts et il n’est dorénavant plus question, comme le signale Quarré-Reybourbon pour le cimetière Saint-Etienne, attenant à la Grand Place, de constater comme les commissaires-enquêteurs en 1779 «que les propriétaires des maisons voisines y ont planté des vignes et autres arbrisseaux, envoient leurs enfants y prendre leur ébats, et vont jusqu’à y mettre des cages à poulets»... D’ailleurs, pour éviter cela, les nouveaux cimetières sont clos.

Enfin, cette volonté de créer des nécropoles hors des villes préfigure déjà les travaux des urbanistes du siècle suivant où il fallait «aérer» les villes, créer des artères où le vent pourrait s’engager pour «nettoyer» un air vicié et corrompu. Les villes industrielles et rationnelles du XIXe siècle et de la Révolution industrielle, aux espaces tracés au cordeau sont déjà en germe dans cette nouvelle réorganisation de l’espace urbain.

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