mardi 13 avril 2010

Le Lion des Flandres et la naissance de la littérature flamande



La bataille des éperons d’or est un moment important tant l’histoire des Flandres que dans l’esprit flamand, tant et si bien qu’elle sert de fête de la communauté flamande. Et qu’elle est perçue comme une véritable fête nationale.
Occasion est donnée par la republication du Lion des Flandres d’Hendrik Conscience pour revenir sur l’événement et les symboles qu’il véhicule encore aujourd’hui.

I. La bataille de Courtrai, événement majeur de l’histoire flamande
II. Hendrik Conscience et la littérature flamande
III. Les symboles, ce qui reste.


I. La bataille des Eperons d’Or

Un contexte politique difficile
La France de la fin du XIIIe siècle continue son expansion en se heurtant à l’Angleterre. Affront au Roi de France que ce royaume. Tenu par des vassaux de la couronne de France, il devient un concurrent sérieux, pis encore, le roi anglais a de nombreuses possessions sur le continent.

Ce royaume connaît alors une croissance économique sans pareille, les éleveurs anglais fournissent les tisserands flamands dont les draps sont renommés mondialement. Les transactions se font grâce à des négociants qui détiennent un véritable monopole dans ce rôle d’intermédiaires obligés. Autant dire que leurs fortunes sont assurées !

La Flandre, tête de pont anglaise sur le continent, c’est difficile, impossible même à accepter pour les Capétiens. Surtout que cette Flandre est riche. Ses draps se vendent jusque Kiev, ses terres lourdes nourrissent une population nombreuse, ses villes sont très peuplées…

Les villes drapières connaissent un succès sans égal. Des cités comme Ypres ou Bruges voient naître une puissante bourgeoisie qui s’impose dans les échevinages au détriment des artisans et de la noblesse.

Forte d’un mouvement de franchises déjà ancien, les beffrois surplombent les villes et les échevins dirigent les communes d’égal à égal avec le Comte de Flandre. Comme il se dit, les Bourgeois s’arment en milices pour défendre leurs murs, leurs familles mais aussi et surtout leurs droits, leurs privilèges et leurs franchises.

Malheureusement, en 1294, les Flamands modifient leur façon de faire : les artisans peuvent se passer de l’intermédiaire des négociants flamands en laine anglaise. Deux ans plus tard, en 1296, Edouard Ier impose un embargo à l’exportation des laines, plongeant les villes flamandes dans le marasme financier.

L’année suivante, le Comte Guy de Dampierre négocie une alliance avec les Anglais pour lever l’embargo.


Philippe IV de France, ne voulant pas d’une influence anglaise croissante aux portes du Royaume, attire le Comte de Flandre à Paris et l’emprisonne, le remplace par un fidèle, Jacques de Chatillon, et s’allie les bourgeois qui veulent récupérer leur monopole.
Les bourgeois pro-français, les "Leilaerts" (les «hommes des Lys») ouvrent alors les portes de leurs villes aux armées royales. La France semble en passe d’annexer la Flandre

Les mâtines brugeoises
Le tisserand borgne Pierre De Coninck et le boucher Jan Breydel sont eux des "Klauwaerts", des «hommes de la griffe», fidèles du Comte Guy.

Comme d’autres artisans, ils se révoltent et sous la conduite de De Coninck, se révoltent dans la nuit du 17 au 18 mai 1302, pour les mâtines de Bruges, avec environ 1.600 Brugeois.


Demandant aux français «s Gilden Vriend ?», celui qui ne savait répondre qu’il était ami des Guildes était alors immédiatement passé au fil de l’épée. Comme lors des Vêpres Siciliennes, les Français sont en fâcheuse posture. On estime que l’insurrection cause la mort d’un millier de Français.

La vengeance de Philippe le Bel
Il est évident que le roi de France ne peut laisser l’affront impuni : l’Ost royal est envoyé en Flandre.

Forte d’environ 45 à 50.000 soldats, parmi eux, 10.000 chevaliers, l’armée française se porte au devant de 25.000 Klauwaerts qui les attendent dans la plaine de Groeninghe, aux portes de la ville de Courtrai, adossés au château, sur un terrain marécageux et bordé de fossés.

C’est que la ville est tombée entre les mains des Flamands de Gui de Namur et les Français se sont réfugiés dans le château, attendant les secours de l’armée royale.

Aux Flamands de gagner le maintien de leur indépendance. Comme le port de l’épée est réservé aux chevaliers, les milices flamandes sont armées d’une lance terminée par une pointe acérée, le goedendag. Voilà encore une autre façon de combattre …


Postés sur la colline de Mossemberg, les Français prennent l’initiative de l’offensive. Les arbalétriers et les archers italiens fauchent les premières lignes flamandes surtout constituées de paysans. La piétaille française se lance contre les Flamands.

Le chef du Parti Français, le comte Robert d’Artois les fait suivre par sa cavalerie qui, méprisant la valeur de la piétaille de Flandre, bouscule même se propres fantassins et part se perdre dans un terrain détrempé ou termine sa course dans les fossés emplis d’eau derrière lesquels se sont reconstituées les troupes flamandes.



Robert d’Artois, cerné, offre de se rendre contre rançon mais les Flamands, en colère ou ignorants des lois de la chevalerie, le tuent immédiatement.

Ses chevaliers, trop lourds, s’embourbent.

La charge est un désastre pour les Français : les chevaliers sont désarçonnés et massacrés.
Le Comte de Saint-Pol, voyant la mauvaise tournure des événements, préfère encore tourner les talons et fuir en France. On pense que seuls 3.000 Français ont échappé au massacre.



Après la bataille, les Flamands ramassent 500 éperons d’or sur les cadavres des chevaliers, qui ornent le jour même les voûtes de l’église Notre Dame. Ils ne sont pas seuls à fêter la victoire au soir de la bataille, car parmi eux, l’on trouve nombre de Brabançons et de Namurois venus leur prêter main forte.


Une aide précieuse oubliée aujourd’hui dans le contexte de l’utilisation politique de la bataille mais qu’en son temps, l’historien Henri Pirenne avait qualifié de première manifestation de l’unité belge.

Courtrai est un succès. Au abords de Groeninghe, les milices ont taillé en pièces la fine fleur de la chevalerie française, le lion a écrasé le lys de France…

Victoire importante pour la Flandre qui voit Jacques de Chatillon remplacé par Robert de Béthune, le propre fils de Guy de Dampierre. Les comtes sont donc rétablis en leurs droits…

Courtrai, c’est surtout l’éclatante victoire du petit peuple contre les puissances politiques et les élites économiques.

A partir de cette date, le mouvement de libération gagne de nouvelles villes.

Quant à Philippe le Bel, il a perdu plus qu’une bataille : tout d’abord le prestige, une grande part de sa chevalerie et surtout ses illusions quant à la valeur des Flamands.
L’affaire est d’une telle importance que le pape Boniface VIII se fit même réveiller en pleine nuit pour entendre le récit de l’exploit flamand…

La paix
Les Français prennent leur revanche en 1304 à Mons-en-Pévèle. D’ailleurs le roi s’y bat en première ligne…

Charles VI lavera l’affront dans le sang à West-Rozebeke en 1382 : il vient reprendre les éperons, qui rejoignent une église de Dijon… et incendie la ville.

Le 23 juin 1305, par le traité d’Athis-sur-Orge, Philippe le Bel annexe les villes de Lille, de Douai et de Béthune et fixe alors la frontière qui dure encore aujourd’hui.

D’abord, faire payer les Brugeois et leurs mâtines : Philippe le Bel se voit autorisé à déporter 3.000 Brugeois, soit le dixième de la population pour les forcer au repentir par des pèlerinages. Une chance pour Bruges, c’est que ce qui aurait fait la ruine économique de la cité est commué en 1307 en une amende de 300.000 livres ?

Dans les villes, les métiers s’imposent au pouvoir communal et les villes prospèrent, se peuplant encore. Une croissance qui dure jusqu’à l’insurrection contre Maximilien d’Autriche, veuf de Marie de Bourgogne, en 1482, échec qui entama le déclin brugeois.

D’autres révoltes
C’est que la Flandre a encore la capacité de se révolter. Quelques décennies plus tard, c’est Gand qui connaît l’émotion populaire.
Son gouverneur Guy de Nevers commet l’erreur de faire alliance avec la France qui entre en guerre contre l’Angleterre. La Guerre de cent ans vient de commencer.

Evidemment, les Anglais arrêtent dès 1336 le commerce de la laine avec les villes flamandes. Gand en tire l’essentiel de ses revenus, toute la région connaît la ruine. Jacques van Artevelde sauve la situation en signant une nouvelle alliance avec l’Angleterre en rencontrant Edouard III à Anvers en 1339 mais plus encore, il signe avec les autres provinces les «Traités de 1339» dans lesquels les provinces se promettent assistance et monnaie commune… sans l’aval du roi de France.



Cependant, en désavouant son Comte, en proposant au roi d’Angleterre d’offrir la France à son fils le futur Prince Noir, il ne cesse d’accumuler haines et rancœurs et est assassiné en juillet 1345. L’indépendance Gantoise est finie, la ville se jette dans les bras du roi de France. Pourtant, les malheurs des temps ruinent ces efforts, notamment avec les désastres de la Grande épidémie de peste du milieu du XIVe siècle…


II. Le lion de Flandre et Hendrik Conscience

Le livre d’Hendrik Conscience participe du même contexte que l’ouvrage de Decoster, Till Ulenspiegel, une période où la jeune Belgique se cherche mais où les Flamands restent pauvres et sans réel poids politique…

Fils d’immigré




Hendrik est le fils de Pierre Conscience, un natif de Besançon venu comme chef de la Timonerie dans la Marine de Napoléon, et qui devint sous-directeur du port d’Anvers en 1811.

La ville perdue par la France ne perd pas la famille Conscience qui décide de rester. Pierre achète des navires hors d’usage, les démonte et vend des objets maritimes dans une petite boutique où de nombreux romans nourrissent les rêves d’Hendrik.

Sa mère décède en 1820 mais son père se remarie en 1826 avec une veuve plus jeune que lui. Peu après le mariage, son père décidant qu’il ne supporte plus la ville, vend son commerce et se retire entre Anvers et Venloo.

Les années révolutionnaires
Vers l’âge de 17 ans, Hendrik quitte le foyer familial pour Anvers où il entreprend des études bouleversées par la révolution de 1830. Il s’engage dans la nouvelle armée belge jusqu’en 1837, année où il quitte le service avec le grade de Sergent-major.

A fréquenter les Flamands, il décide alors d’écrire dans cette langue si méprisée dans un pays où seul le Français permet l’ascension sociale.

Il n’est pas le seul d’ailleurs : en 1832, Blommaert avait publié ses «remarques sur la déconsidération du néerlandais» dans lesquels il préconisait l’usage du Flamand dans les administrations de la province et les publications officielles pour que les néerlandophones accèdent aussi aux rouages de l’Etat.

Ses poèmes, écrits au service, sont cependant tous en français. Déterminé et aux abois car au chômage, il publie un premier ouvrage en Flamand mais son père est tellement choqué qu’il le jette dehors.

Un de ses anciens camarades d’école le recueille et rapidement, il devient la coqueluche des gens de la haute société. Le roi Léopold Ier ayant décidé que son ouvrage serait dans toutes les bibliothèques scolaires, le patronage royal lui réussit.

Un poste aux archives provinciales lui permet d’avoir des revenus réguliers à partir de 1837.

Reconnaissance et prospérité
En 1838, il publie Le Lion de Flandre, son roman historique le plus célèbre suivi de plusieurs autres romans… La reconnaissance arrive mais pas la fortune… et il faut attendre de longues années avant qu’il ne puisse vivre de son art.



Lors d’un congrès flamingant en 1841, ses écrits sont présentés comme le germe d’une littérature nationale.

En 1845, Hendrik est fait chevalier de l’Ordre de Léopold et commence à avoir des imitateurs.

En 1867, le poste de gardien des musées royaux de Belgique est créé. C’est à lui qu’on attribue cette puissante fonction et continue de produire des nouvelles avec régularité. Au total, il en publiera 80. Fêté par sa ville, il décède à Ixelles en 1883.


III. Des symboles qui restent…

Le livre est à l’origine d’un vaste mouvement de reconquête pour l’identité flamande. Ainsi que nous l’avons vu plus haut, il est le point de départ de la reconnaissance de la langue flamande, facteur de stagnation voire de régression sociale.

La Flandre est pauvre, la plupart de ses paysans quitte le pays pour la France autant à cause des crises du textile que de la maladie de la pomme de terre pour aller grossir les rangs du prolétariat lillois.

Cette ségrégation trouvera son illustration la plus terrible dans les tranchées de l’Yser lors de la Première Guerre Mondiale. Les gradés donnent leurs ordres en français à des soldats qui ne le comprennent pas…



Un mythe fondateur
Le romantisme du XIXe siècle en fait un des mythes fondateurs de la nation flamande.

Ce que montrent d’ailleurs les manifestations qui se créent autour de l’événement. Le mouvement flamingant évacue la dimension sociale au profit de la dimension nationale. Il est vrai que de rappeler la présence namuroise n’aide pas à parler d’une révolte spécifiquement flamande.

Dès le XIXe siècle, la bataille des éperons d’or est opposée comme modèle de résistance face aux visées impérialistes des Français. Limite même de la caricature, cette identification des Fransquillons aux Leilaerts et des Klauwaerts aux Flamingants permet de mettre sur pied une théorie simple :


- la Belgique est et sera toujours un terrain de bataille entre deux communautés que même l’histoire oppose,
- les Flamands ont toujours été des résistants face au pouvoir central, français ou francophone qui les brime ou les asservit
- Ceux qui gardent à l’esprit la dimension sociale du 11 juillet 1302 ajoutent que durant la révolution industrielle, les mines et l’industrie sont en Wallonie, la Flandre reste le parent pauvre, une Flandre plus rurale. Grâce à sa puissance économique, la bourgeoisie wallonne confisque le pouvoir et les postes stratégiques.

Le choix des symboles parle de lui même : la communauté française a choisi de fêter les journées de septembre 1830 mais les Flamands, communient dans la célébration des éperons d’or.

D’ailleurs, nombre d’observateurs pensaient que les partis les plus extrémistes annonceraient la scission de la Flandre le 11 juillet 2002.

Néanmoins, le symbole reste des plus forts car à titre historique, il n’en reflète pas moins une réalité : la Flandre, que l’on considère ou pas la frontière avec la France a une histoire forte, une histoire et donc une mythologie commune, avec des références simples et explicites que n’ont pas les Wallons. La bataille des éperons d’or occupe donc une place à part dans la mémoire comme dans l’imaginaire flamand.

La lutte du petit peuple contre le peuple gras, ce que Michel Rouche qualifiait en reprenant l’exemple italien du minuto populo contre le grosso populo connaît aujourd’hui des résonnances particulières avec la crise économique. La crise de 1973 a mis la Belgique cul-par-dessus-tête. La Wallonie, de vieille industrie du XIXe siècle, connaît une crise profonde et vit sous perfusion grâce à la Flandre. Les antagonismes sociaux et politiques des éperons d’or reprennent toute leur force. La formulation reste simpliste mais terriblement efficace et, au final, se trouve aux antipodes de ce que fut le mouvement de révolte urbaine du XIVe siècle.




Le Lion des Flandres a été réédité chez Yoran Embanner, 631 pages, 2007, Fouesnant, ISBN 2-914855-44-3

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