mercredi 11 novembre 2009

Première Guerre mondiale : les lettres de la mémoire

Ils étaient trois frères, partis de Crépy, près de Fruges, pour aller à la guerre. Deux ne sont pas revenus. Les soldats ont envoyé plus de mille lettres à leur famille.

«Le pâté et le beurre n'ont pas trop fondu, on sent par le goût que les vaches sont au vert.» En ce 6 juin 1915, Auxence Guizart rassure sa mère. Son colis est bien arrivé dans le secteur de Souchez où il se bat : «On inventera tout pour détruire le monde, nous, on a maintenant une espèce de bombe pour asphyxier les Boches...» Auxence, comme ses frères Étienne et Alfred, travaillait avec son père, petit cultivateur du village de Crépy, non loin de Fruges, quand il a fallu que tous partent à la guerre. La plupart de leurs lettres ont été conservées : «Mille trente-sept, et même un peu plus car ma soeur en a aussi quelques-unes», explique Nicole Denoyelle.
D'une grande boîte, elle sort des liasses de lettres finement écrites : «Cent vingt-six d'Étienne, le plus jeune des trois, celui qui est mort le premier au Mort-Homme, près de Verdun, le 25 mai 1916 444 d'Alfred, mon grand-père, et 467 d'Auxence.» Au début, Auxence ne voulait pas porter le deuil de son frère. Il l'espérait prisonnier. Auxence, en novembre 1914, écrivait de Poperinge (Belgique) : «Ma vie ne m'appartient plus, elle appartient à la France.» Il raconte que le 1er janvier 1915, «on a souhaité une bonne année aux Allemands et eux de même, et même plusieurs se sont montrés de la tête aux pieds. On nous a défendu de tirer dessus, soi-disant qu'il y a beaucoup d'Alsaciens et qu'ils voudraient se rendre».

« Effroyable »
Très vite, la guerre se durcit. En 1916, il parle de «tués et de blessés dans tous les coins» et de «bombardements on ne peut plus terribles». Il explique : «C'est une guerre d'usure. Esquinter les blés, les trèfles, enfin toute une belle plaine, c'est pitoyable de voir ça.» En mai, près de Verdun, ce sont «quatre jours de bombardements on ne peut plus terribles. Il faut le voir pour le croire. J'espère encore m'en tirer.» En novembre il envie les poilus qui se font évacuer pour pieds gelés. «Quant aux miens, ils ne veulent pas geler malheureusement... C'est loin de marcher comme les journaux vous annoncent, ceux-ci sont des bourreurs de crâne pour encourager le civil ...» Au même moment, son frère Alfred passe trente-sept jours en première ligne : «Ce que les Boches nous ont envoyé comme marmites, c'est effroyable... Quatre jours couché sur le dos sans oser remuer, presque sans manger, enfin c'est à devenir fou.» Le 28 juin 1917, Auxence fait parvenir une lettre par un camarade pour éviter la censure militaire : «On ne veut plus marcher... On a tous signé une protestation contre la continuation de la guerre... Ce soir une foule de manifestants emplissait toutes les rues du village où nous sommes cantonnés.» Le général les fait défiler «en tenue de prisonnier » et il prend «trois ou quatre hommes par compagnie pour nous faire peur, à l'heure qu'il est ces hommes ne sont pas rentrés et tous on s'est laissé intimider...» Les lettres se succèdent.
Le 17 avril 1918, Auxence prévient ses parents de ne pas s'étonner s'ils ne reçoivent pas de nouvelles pendant quelques jours : «On s'attend à quelque chose. Ne vous en faites pas car je n'ai pas envie d'y laisser ma peau encore cette fois.» Le 12 mai, un de ses amis leur apprend sa mort, le 18 avril : «Il était dans un trou d'obus. Un obus est tombé là où il était. Il a été tué sur le coup. Un a été tué avec lui, l'autre a eu une jambe coupée. Depuis 1914, on était ensemble...» Le lendemain, Marie, sa maman, meurt de chagrin.

En décembre 1918, Alfred ne retrouve plus que son père à la ferme de Crépy. Il aura encore la douleur de perdre sa fille Odette, tuée à 20 ans, en août 1944, alors qu'ils travaillaient dans un champ, par le bombardement d'une rampe de V1 installée à la sortie de Crépy. Lui est mort en 1979.

ZOOM
Cérémonie au mémorial indien de Neuve-Chapelle
Fin 1914, l'Empire britannique mobilise sur le front du bas pays d'Artois le corps indien. Il participe aux batailles de Givenchy, Festubert... En mars 1915, près de cinq mille soldats indiens meurent pour reprendre Neuve-Chapelle (Béthunois). Dans ce village, un mémorial a été érigé. Demain, à 16 heures, l'ambassadeur d'Inde en France, accompagné d'une délégation qui comptera de nombreux hauts officiers, s'y recueillera en présence du préfet du Pas-de-Calais.
In LA VOIX DU NORD, édition régionale du 11 novembre 2009

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