jeudi 31 juillet 2008

Les Pays-Bas Français et la Guerre de succession d'Espagne vus par Voltaire

Louis XIV, qui, dans ses prospérités passées, avait fait tant d’efforts pour le père, en fit autant pour le fils dans le temps même de ses revers. Huit vaisseaux de guerre, soixante et dix bâtiments de transport furent préparés à Dunkerque. (Mars 1708) Six mille hommes furent embarqués. Le comté de Gacé, depuis maréchal de Matignon, commandait les troupes. Le chevalier de Forbin Janson, l’un des plus grands hommes de mer, conduisait la flotte. La conjoncture paraissait favorable; il n’y avait en Écosse que trois mille hommes de troupes réglées. L’Angleterre était dégarnie. Ses soldats étaient occupés en Flandre sous le duc de Marlborough. Mais il fallait arriver; et les Anglais avaient en mer une flotte de prés de cinquante vaisseaux de guerre. Cette entreprise fut entièrement semblable à celle que nous avons vue, en 1744, en faveur du petit-fils de Jacques II. Elle fut prévenue par les Anglais. Des contretemps la dérangèrent. Le ministère de Londres eut même le temps de faire revenir douze bataillons de Flandre. On se saisit dans Édimbourg des hommes les plus suspects. Enfin la prétendant s’étant présenté aux côtes d’Écosse, et n’ayant point vu les signaux convenus, tout ce que put faire le chevalier de Forbin, ce fut de le ramener à Dunkerque. Il sauva la flotte; mais tout le fruit de l’entreprise fut perdu. Il n’y eut que Matignon qui y gagna. Ayant ouvert les ordres de la cour en pleine mer, il y vit les provisions de maréchal de France; récompense de ce qu’il voulut et qu’il ne put faire.

Quelques historiens ont supposé que la reine Anne était d’intelligence avec son frère. C’est une trop grande simplicité de penser qu’elle invitât son compétiteur à la venir détrôner. On a confondu les temps: on a cru qu’elle le favorisait alors, parce que depuis elle le regarda en secret comme son héritier. Mais qui peut jamais vouloir être chassé par son successeur?

Tandis que les affaires de la France devenaient de jour en jour plus mauvaises, le roi crut qu’en faisant paraître le duc de Bourgogne son petit-fils, à la tête des armées de Flandre, la présence de l’héritier présomptif de la couronne ranimerait l’émulation, qui commençait trop à se perdre. Ce prince, d’un esprit ferme et intrépide, était pieux, juste, et philosophe. Il était fait pour commander à des sages. Élève de Fénelon, archevêque de Cambrai, il aimait ses devoirs: il aimait les hommes; il voulait les rendre heureux. Instruit dans l’art de la guerre, il regardait cet art plutôt comme le fléau du genre humain et comme une nécessité malheureuse, que comme une source de véritable gloire. On opposa ce prince philosophe au duc de Marlborough: on lui donna pour l’aider le duc de Vendôme. Il arriva ce qu’on ne voit que trop souvent: le grand capitaine ne fut pas assez écouté, et le conseil du prince balança souvent les raisons du général. Il se forma deux partis; et dans l’armée des alliés il n’y en avait qu’un, celui de la cause commune. Le prince Eugène était alors sur le Rhin; mais toutes les fois qu’il fut avec Marlborough, ils n’eurent jamais qu’un sentiment.

Le duc de Bourgogne était supérieur en forces: la France, que l’Europe croyait épuisée, lui avait fourni une armée de près de cent mille hommes, et les alliés n’en avaient alors que quatre-vingt mille. Il avait encore l’avantage des négociations dans un pays si longtemps espagnol, fatigué de garnisons hollandaises, et où beaucoup de citoyens penchaient pour Philippe V. Des intelligences lui ouvrirent les portes de Gand et d’Ypres: mais les manoeuvres de guerre firent évanouir le fruit des manoeuvres de politique. La division, qui mettait de l’incertitude dans le conseil de guerre, fit que d’abord on marcha vers la Dandre et que deux heures après on rebroussa vers l’Escaut, à Oudenarde: ainsi on perdit du temps. On trouva le prince Eugène et Marlborough, qui n’en perdaient point, et qui étaient unis. (11 juillet 1708) On fut mis en déroute vers Oudenarde: ce n’était pas une grande bataille, mais ce fut une fatale retraite. Les fautes se multiplièrent. Les régiments allaient où ils pouvaient, sans recevoir aucun ordre. Il y eut même plus de quatre mille hommes qui furent pris en chemin, par l’armée ennemie, à quelques milles du champ de bataille.

L’armée, découragée, se retira sans ordre sous Gand, sous Tournai sous Ypres, et laissa tranquillement le prince Eugène, maître du terrain, assiéger Lille avec une armée moins nombreuse.

Mettre le siège devant une ville aussi grande et aussi fortifiée que Lille, sans être maître de Gand, sans pouvoir tirer ses convois que d’Ostende, sans les pouvoir conduire que par une chaussée étroite, au hasard d’être à tout moment surpris, c’est ce que l’Europe appela une action téméraire, mais que la mésintelligence et l’esprit d’incertitude qui régnaient dans l’armée française rendirent excusable; c’est enfin ce que le succès justifia. Leurs grands convois, qui pouvaient être enlevés, ne le furent point. Les troupes qui les escortaient, et qui devaient être battues par un nombre supérieur, furent victorieuses. L’armée du duc de Bourgogne, qui pouvait attaquer les retranchements de l’armée ennemie, encore imparfaits, ne les attaqua pas. (23 octobre 1708) Lille fut prise, au grand étonnement de toute l’Europe, qui croyait le duc de Bourgogne plus en état d’assiéger Eugène et Marlborough, que ces généraux en état d’assiéger Lille. Le maréchal de Boufflers la défendit pendant près de quatre mois.

Les habitants s’accoutumèrent tellement au fracas du canon et à toutes les horreurs qui suivent un siège, qu’on donnait dans la ville des spectacles aussi fréquentés qu’en temps de paix, et qu’une bombe qui tomba près de la salle de la comédie n’interrompit point le spectacle.

Le maréchal de Boufflers avait mis si bon ordre à tout, que les habitants de cette grande ville étaient tranquilles sur la foi de ses fatigues. Sa défense lui mérita l’estime des ennemis, les coeurs des citoyens, et les récompenses du roi. Les historiens, ou plutôt les écrivains de Hollande, qui ont affecté de le blâmer, auraient dû se souvenir que quand on contredit la voix publique, il faut avoir été témoin, et témoin éclairé, ou prouver ce qu’on avance(1).

Cependant l’armée qui avait regardé faire le siège de Lille se fondait peu à peu; elle laissa prendre ensuite Gand, Bruges, et tous ses postes l’un après l’autre. Peu de campagnes furent aussi fatales. Les officiers attachés au duc de Vendôme reprochaient toutes ces fautes au conseil du duc de Bourgogne, et ce conseil rejetait tout sur le duc de Vendôme. Les esprits s’aigrissaient par le malheur(2). Un courtisan du duc de Bourgogne dit un jour au duc de Vendôme: « Voilà ce que c’est que de n’aller jamais à la messe; aussi vous voyez quelles sont nos disgrâces. — Croyez-vous, lui répondit le duc de Vendôme, que Marlborough y aille plus souvent que moi? » Les succès rapides des alliés enflaient le coeur de l’empereur Joseph. Despotique dans l’empire, maître de Landau, il voyait le chemin de Paris presque ouvert par la prise de Lille. Déjà même un parti hollandais avait eu la hardiesse de pénétrer de Courtrai jusqu’auprès de Versailles, et avait enlevé, sur le pont de Sèvres, le premier écuyer du roi, croyant se saisir de la personne du dauphin, père du duc de Bourgogne(3). La terreur était dans Paris.
* * *
Note_1 Telle est l’histoire qu’un libraire, nommé Van Duren fit écrire par le jésuite La Motte, réfugié en Hollande sous le nom de La Hode, continuée par La Martinière; le tout sur prétendus Mémoires d un comte de…, secrétaire d’État. Les Mémoires de Mme de Maintenon, encore plus remplis de mensonges, disent, tome IV, page 119, que les assiégeants jetaient dans la ville des billets conçus en ces termes: « Rassurez-vous, Français, la Maintenon ne sera pas votre reine; nous ne lèverons pas le siège. On croira, ajoute-t-il, que Louis, dans la ferveur du plaisir que lui donnait la certitude d’une victoire inattendue, offrit ou promit le trône à Mme de Maintenon. » Comment, dans la ferveur de l’impertinence, peut-on mettre sur le papier ces nouvelles et ces discours des halle? Comment cet insensé a-t-il pu pousser l’effronterie jusqu’à dire que le duc de Bourgogne trahit le roi son grand-père, et fit prendre Lille par le prince Eugène, de peur que Mme de Maintenon ne fût déclarée reine?
Note_2 On peut voir les détails de cette campagne dans les Mémoires de Berwick: mais il faut les lire avec précaution. Berwick était dans l’armée, mais humilié de servir sous Vendôme, et presque toujours d’un avis contraire au sien. Vendôme, fatigué des contradictions qu’il éprouvait, semblait avoir perdu, pendant cette campagne, son activité et ses talents. Louis XIV envoya deux fois Chamillart à l’armée comme un arbitre entre les généraux.
Durant le siège de Lille, Marlborough écrivit au maréchal de Berwick son neveu, pour qu’il proposât à Louis XIV d’entamer une négociation pour la paix avec les députés de Hollande, le prince Eugène et lui. On crut à la cour que cette proposition était la suite des inquiétudes de Marlborough sur le succès du siège de Lille, et on obligea le duc de Berwick à faire une réponse négative. Marlborough aimait beaucoup la gloire et l’argent, et il pouvait alors désirer la paix comme le meilleur moyen de mettre sa fortune en sûreté, et d’ajouter une autre espèce de gloire à sa réputation militaire, qui ne pouvait plus croître. Bientôt après il s’opposa de toutes ses forces à cette paix qu’il avait désirée, parce que la guerre lui était devenu nécessaire pour soutenir son crédit dans sa patrie.
Note_3 Ce furent des officiers au service de Hollande qui firent ce coup hardi. Presque tous étaient des Français que la révocation fatale de l’édit de Nantes avait forcés de choisir une nouvelle patrie; ils prirent la chaise du marquis de Beringhen pour celle du dauphin, parce qu’elle avait l’écusson de France. L’ayant enlevé, ils le firent monter à cheval; mais comme il était âgé et infirme, ils eurent la politesse en chemin de lui chercher eux-mêmes une chaise de poste. Cela consuma du temps. Les pages de roi coururent après eux, le premier écuyer fut délivré; et ceux qui l’avaient enlevé furent prisonniers eux-mêmes; quelques minutes plus tard ils auraient pris le dauphin, qui arrivait après Beringhen avec un seul garde.
Voltaire, le Siècle de Louis XIV, chapitre XXI

Aucun commentaire: