vendredi 25 juillet 2008

L'Armée britannique dans le Nord de la France

de la revue 'l'Illustration', no. 3816, 22 avril 1916

Sur le Front de l'Ouest

Une nuit, dans une ville du Nord occupée par les Anglais, comme je regagnais mon logis le long des rues désertes et qu'aucune lanterne n'éclairait, un rayon de lampe électrique de poche jaillit soudain dans mes yeux et, en anglais, un être invisible me demanda la faveur de coopérer à l'interrogatoire d'un personnage suspect qu'on avait vu entrer à cette heure tardive (21 h. 30!) dans trois estaminets successifs. Je suivis l'ombre, détective militaire auquel s'étaient adjoints trois polieemen sortis je ne sais d'où. Le suspect n'était qu'un brave employé de la gare qui, son service terminé, venait apporter à domicile les lettres d'avis annonçant aux propriétaires des estaminets l'arrivée de paniers d'oeufs ou d'autres denrées périssables, et qui touchait des intéressés, pour cette prompte notification, une rémunération reconnaissante.

La police britannique en territoire français est d'une minutie et d'une rigueur qui ne plaisent qu'à moitié aux indépendants forcenés que sont les Français, passionnés de passe-droits, de bons tours joués à l'autorité quelle qu'elle soit. La femme qui, au mépris des ordres du généralissime, se déguise en laitière pour aller retrouver son mari dans la zone interdite des armées, a malgré tout, la: sympathie des officiers même les plus rigoureux en matière de discipline. C'est un trait de notre caractère, une preuve de sa faiblesse et de son charme. Nos alliés n'ont point cet abandon. Ils sont impitoyables. Leur sévérité s'explique d'ailleurs par le fait qu'étrangers au pays, n'en comprenant qu'insuffisamment la langue, ils ne pourraient appliquer, sans, danger une politique nuancée. Les résultats sont d'ailleurs excellents. L'espionnage allemand a renoncé à ses tentatives dans la zone anglaise. Si quelques Français, citoyens hautement honorables, ont eu à souffrir d'une suspicion imméritée de la .part des Anglais, ils s'en consoleront certainement en songeant aux difficultés et à l'importance de la tâche. Mieux vaut quelques erreurs, certes déplorables, qu'une timidité courtoise, dont nos ennemis profiteraient. Ceux d'entre les civils qui, malgré vingt et un mois d'expériences, n'ont pas encore «réalisé» que nous sommes en guerre et ne voient, avec un extraordinaire égoïsme, que leur agrément et leur intérêt personnels, sans songer le moins du monde aux souffrances héroïques des hommes qui sont aux tranchées, lancent facilement l'anathème contre « l'occupation anglaise ». Ils la voudraient plus discrète. C'est une mentalité d'hôteliers de villes d'eaux pour lesquels l'Anglais doit, par définition, être le client d'exploitation fructueuse. Le sans-gêne de certains insulaires est égalé par la rapacité de certains négociants qui, dans ces villes du Nord français occupées par nos alliés, n'ont pas hésité à marquer de prix de guerre (c'est-à-dire propres à déchaîner la guerre contre leur impudence !) tout ce dont les soldats de S. M. George V pouvaient avoir besoin. La conséquence en a été parfaitement simple: l'Intendance anglaise a créé des coopératives qui luttent contre le commerce local. Les protestations ont été véhémentes, mais on ne saurait donner raison à jdes profiteurs qui oublient trop aisément le sort terrible des départements envahis, et ne savent point se contenter de bénéfices que pourraient leur envier tous ceux que la guerre a privés de leur emploi et éloignés de leurs affaires.

Si quelque reproche peut être adressé, en une analyse véridique de la situation, à certaines fractions du corps expéditionnaire anglais, c'est au sujet de leur trop grande liberté dans l'accommodation des domiciles privés à leur confort personnel.

L'architecture provinciale française n'a pas eu, dans le courant du siècle dernier, un souci dominant de l'hydrothérapie si chère aux Anglo-Saxons. Le tub matinal, excellent pour la peau et le libre jeu des muscles, est néfaste aux fauteuils de velours frappé et aux tapis de ton fragile. La chaleur de certains plats autant que la graisse qui en peut déborder sont funestes au poli des acajous et des ébènes. Certaines négligences de ce genre étonnent de la part d'un peuple dont l'amour du home est proverbial; mais, à la vérité, on ne peut s'attendre à trouver sur un million et demi d'hommes un million et demi exactement de gentlemen. Il y a un pourcentage fatal d'individus d'éducation moins raffinée et, quelle que soit la troupe qu'on se trouve appelé à loger, même française, il faut prévoir des mécomptes...

Les globe-trotters qui ont visité le centre africain ont toujours remarqué la différence entre l'installation d'un officier ou d'un administrateur anglais et celle d'un Français de situation analogue. Notre compatriote, insouciant et conciliant, se contentera d'une vieille caisse en guise de table et estimera qu'une bougie fichée dans un goulot de bouteille suffit comme moyen d'éclairage. L'Anglais traînera une multitude de bagages et son abri temporaire verra des rocking-chairs propices aux siestes les plus douces.

La guerre européenne n'a point modifié ce contraste. L'Anglais a besoin de ses aises. Le Français en a un moindre souci. L'égoïsme de certaines gens est la cause principale des conflits. Demandez à nos propres officiers si partout l'accueil qui leur fut réservé garde dans leur souvenir l'auréole des hospitalités fraternelles? Avec quelles mines fut reçu leur billet de logement. Les bonnes chambres ne furent-elles pas quelquefois précipitamment fermées et la mansarde glaciale offerte? Désireux de ne gêner personne, humbles et discrets, nos officiers acceptèrent sans protester l'insuffisant asile que quelques mauvais Français leur donnaient. Que dire de la rapacité de telle vieille rentière, habitant confortablement Paris et qui, ayant 9 officiers logés dans sa villa d'été située dans la zone des armées et touchant de ce fait 270 francs par mois (prix supérieur à la valeur locative de l'immeuble en temps de paix), réclamait 45 francs de plus par mois pour l'usage de la salle à manger et de la cuisine?

La grandeur tragique du temps présent n'a pas galvanisé toutes les âmes. La cupidité crispe - encore les poitrines étroites. Si quelques êtres inférieurs ont une telle attitude à l'égard de leurs propres compatriotes, il est aisé d'imaginer le profit qu'ils ont cherché à tirer des Anglais, et de deviner que leur hospitalité ne fut pas précisément écossaise. Nos alliés n'y sont pas allés par quatre chemins; ils se sont installés sans tenir compte des grognements de leurs hôtes. C'est ainsi que s'est créée la légende, trop facilement et trop légèrement généralisée, de l'absolu sans-gêne de l'occupation britannique. Elle ne repose que sur des cas isolés, survenus dans des circonstances strictement localisées, et dont le procès est facile à instruire.

Cette occupation s'est révélée admirable dans son organisation et sa méthode. La présence d'une troupe, surtout étrangère, dans une agglomération de quelque importance est une source fatale de difficultés. Il faut une discipline extrêmement sévère et une répartition très nette de l'autorité. Les Anglais ont immédiatement doté les villes françaises, que l'ordre de bataille a placées dans leur secteur, d'une prévôté et d'une police urbaine dont on ne saurait méconnaître les mérites et les bienfaits. Cette surveillance d'ensemble a permis la création et le fonctionnement de multiples rouages complémentaires de la vie du corps expéditionnaire. J'ai déjà parlé des coopératives. Ne faut-il pas dire un mot des spectacles (music-hall et cinéma) organisés pour la troupe? Dans une certaine ville, il n'en existe pas moins de trois. La représentation commence à 0 heiîres et finit à 8 h. 30. Le prix d'entrée est de 20 centimes pour les hommes et 50 centimes pour les officiers et le programme est renouvelé tous les soirs. Chansonnettes et scènes comiques, féeries humoristiques, romances sentimentales et patriotiques, derniers films français et anglais attirent vers ces salles (soit le grand théâtre de la localité, soit un local assez vaste pour être approprié à cet usage) un nombre considérable de soldats. Toutes les semaines une représentation gratuite est réservée aux enfants français, qui ne comprennent pas grand'chose aux paroles, mais rient de bon eœur aux pitreries caractéristiques des comiques anglais.

Les bénéfices réalisés servent à l'entretien du matériel et aident au fonctionnement des recreation-rooms, sorte de «foyers du soldat», où ils trouvent un asile aux heures de liberté, ils y puuvenj écrire, lire, jouer aux échecs, aux dames, aux dominos et consommer d'honnêtes rafraîchissements (thé, café, chocolat, bière). Il faut évidemment la haute paye du soldat anglais pour lui permettre ces dépenses, mais l'autorité militaire, par ce souci de bien-être et de distraction, maintient un contrôle discret et utile sur la troupe, empêche les loug'ues stations des soldats désœuvrés dans les estaminets et entretient leur moral.

Ce moral est d'ailleurs excellent. Les Anglais ne sont pas fatigués de la lutte; ils donnent, au contraire, l'impression de la commencer seulement. Ils ont été d'abord mus par le point d'honneur, puis est venue la phase de la réalisation du danger. Aujourd'hui, ils sentent que l'avenir du monde et celui des libertés de l'Angleterre sont en jeu. Ils sont décidés à jouer et ils joueront la partie jusqu'au bout.

Le mouvement national des enrôlements volontaires, bien qu'il ait fini par se ralentir, restera une des plus belles pages de leur histoire. Les dilettanti les plus raffinés n'ont pas hésité à mettre la main à la pâte. Il n'en est pas d'exemple plus typique que le bataillon, des Artists' Rifles, recruté uniquement parmi les, artistes. C'est l'esprit du club appliqué aux choses de la guerre. Sa création remonte à 1800, et au tableau d'honneur de ceux qui portèrent son uniforme figurent des noms aussi célèbres que lord Leighton, sir John E. Millais, sir E. D. Poynter, Val Prinsep, sir John Forbes Kobertson, etc. C'est une sorte de bataillon d'élite dans lequel le général eu chef puise des cadres à raison de cent officiers par mois.

L'Allemagne avait prévu beaucoup de choses, mais son jugement, faute de psychologie, se trouva souvent en défaut. Elle n'avait jamais cru à une grande armée anglaise, en raison de l'apparente impossibilité de lui créer des cadres. Les millions d'hommes levés par lord Kitchener ont pourtant des sous-officiers et des officiers. L'aristocratie anglaise n'a pas été sourde à l'appel du devoir. Il y a chez nos alliés un esprit semblable à celui (qui anime notre jeunesse pensante et qui a fait de nos officiers de réserve un des éléments inattendus et décisifs de la victoire. L'officier de réserve allemand combat avec une résignation farouche, par soumission à un système; il n'y a pas place en son cœur pour aucune des idées généreuses qui donnent à ses adversaires un constant réconfort. J'ai passé plus d'un an parmi les troupes anglaisés et fréquenté beaucoup d'officiers: l'impression dominante est celle d'une résolution implacable et d'une gaieté saine. C'est vraiment un très grand peuple! Il apporte à l'œuvre commune l'appui d'une organisation méthodique dont la perfection explique certaines lenteurs, la force d'hommes d'une musculature remarquable, jeunes et décidés. On comprend que le militarisme allemand ait fait à l'Angleterre la faveur d'une haine de premier choix.

R. P.

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