dimanche 17 février 2008

La Dîme Royale (texte intégral)

Projet d'une dixme royale qui, supprimant la taille, les aydes, les doüanes d'une province à l'autre, les décimes du Clergé, les affaires extraordinaires et tous autres impôts onéreux et non volontaires et diminuant le prix du sel de moitié et plus, produiroit au Roy un revenu certain et suffisant, sans frais, et sans être à charge à l'un de ses sujets plus qu'à l'autre, qui s'augmenteroit considérablement par la meilleure culture des terres
Sébastien Le Prestre de Vauban
1707



PREFACE
Quoy que le systême que je dois proposer, renferme à peu tout ce qui peut l’honorer et le maintenir. prés en soy ce qu’on peut dire de mieux sur ce sujet y contenu ; je me sens obligé d’y ajoûter certains éclaircissemens qui n’y seront pas inutiles, vû la prévention où l’on est contre tout ce qui a l’air de nouveauté.


Je dis donc de la meilleure foy du monde, que ce n’a été ni l’envie de m’en faire accroire, ni de m’attirer de nouvelles considerations, qui m’ont fait entreprendre cet ouvrage. Je ne suis ni lettré, ni homme de finances ; et j’aurois mauvaise grace de chercher de la gloire et des avantages, par des choses qui ne sont pas de ma profession. Mais je suis françois trés-affectionné à ma patrie, et trés-reconnoissant des graces et des bontez, avec lesquelles il a plû au roy de me distinguer depuis si long-temps. Reconnoissance d’autant mieux fondée, que c’est à luy, aprés Dieu, à qui je dois tout l’honneur que je me suis acquis par les emplois dont il luy a plû m’honorer, et par les bienfaits que j’ay tant de fois reçûs de sa liberalité. C’est donc cet esprit de devoir et ce reconnoissance qui m’anime, et me donne une attention trés-vive pour tout ce qui peut avoir rapport à luy et au bien de son état. Et comme il y a déja long-temps que je suis en droit de ressentir cette obligation, je puis dire qu’elle m’a donné lieu de faire une infinité d’observations sur tout ce qui pouvoit contribuer à la sureté de son royaume, à l’augmentation de sa gloire et de ses revenus, et au bonheur de ses peuples, qui luy doit être d’autant plus cher, que plus ils auront de bien, moins il sera en état d’en manquer.


La vie errante que je mene depuis quarante ans et plus, m’ayant donné occasion de voir et visiter plusieurs fois, et de plusieurs façons, la plus grande partie des provinces de ce royaume, tantôt seul avec mes domestiques, et tantôt en compagnie de quelques ingénieurs ; j’ay souvent eu occasion de donner carriere à mes réflexions, et de remarquer le bon et le mauvais des païs ; d’en examiner l’état et la situation, et celuy des peuples, dont la pauvreté ayant souvent excité ma compassion, m’a donné lieu d’en rechercher la cause. Ce qu’ayant fait avec beaucoup de soin, j’ay trouvé qu’elle répondoit parfaitement à ce qu’en a écrit l’auteur du détail de la France, qui a dévelopé et mis au jour fort naturellement les abus et mal-façons qui se pratiquent dans l’imposition et la levée des tailles, des aydes et des doüanes provinciales. Il seroit à souhaiter qu’il en eût autant fait des affaires extraordinaires, de la capitation, et du prodigieux nombre d’exempts qu’il y a presentement dans le royaume, qui ne luy ont guéres moins causé de mal, que les trois autres, qu’il nous a si bien dépeints. Il est certain que ce mal est poussé à l’excés, et que si on n’y remedie, le menu peuple tombera dans une extrêmité dont il ne se relevera jamais ; les grands chemins de la campagne, et les ruës des villes et des bourgs étans pleins de mandians, que la faim et la nudité chassent de chez eux.


Par toutes les recherches que j’ay pû faire, depuis plusieurs années que je m’y applique, j’ay fort bien remarqué que dans ces derniers temps, prés de la dixiéme partie du peuple est réduite à la mandicité, et mandie effectivement ; que des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l'aumône à celle-là, parce qu’eux-mêmes sont réduits, à trés-peu de chose prés, à cette malheureuse condition ; que des quatre autres parties qui restent, les trois sont fort mal-aisées, et embarassées de dettes et de procés ; et que dans la dixiéme, où je mets tous les gens d’épée, de robbe, ecclesiastiques et laïques, toute la noblesse haute, la noblesse distinguée, et les gens en charge militaire et civile, les bons marchands, les bourgeois rentez et les plus accommodez, on ne peut pas compter sur cent mille familles ; et je ne croirois pas mentir, quand je dirois qu’il n’y en a pas dix mille petites ou grandes, qu’on puisse dire être fort à leur aise ; et qui en ôteroit les gens d’affaires, leurs alliez et adherans couverts et découverts, et ceux que le roy soûtient par ses bienfaits, quelques marchands, etc. Je m’assure, que le reste seroit en petit nombre.
Les causes de la misere des peuples de cet état sont assez connuës, je ne laisse pas néanmoins d’en representer en gros les principales ; mais il importe beaucoup de chercher un moyen solide qui arrête ce desordre, pendant que nous jouïssons d’une paix, dont les apparences nous promettent une longue durée.


Bien que je n’aye aucune mission pour chercher ce moyen, et que je sois peut-être l’homme du royaume le moins pourvû des qualitez necessaires à le trouver ; je n’ay pas laissé d’y travailler, persuadé qu’il n’y a rien dont une vive et longue application ne puisse venir à bout.


J’ay donc premierement examiné la taille dans son principe et dans son origine ; je l’ay suivie dans sa pratique, dans son état d’innocence, et dans sa corruption ; et aprés en avoir découvert les desordres, j’ay cherché s’il n’y auroit pas moyen de la remettre dans la pureté de son ancien établissement, en luy ôtant les défauts et abus qui s’y sont introduits par la maniere arbitraire de l’imposer, qui l’ont renduë si odieuse.


J’ay trouvé que dés le temps de Charles VII on avoit pris toutes les précautions qui avoient parû necessaires pour prévenir les abus qui pourroient s’y glisser dans les suites, et que ces précautions ont été bonnes, ou du moins que le mal n’a été que peu sensible, tant que le fardeau a été leger, et que d’autres impositions n’ont point augmenté les charges ; mais dés qu’elles ont commencé à se faire un peu trop sentir, tout le monde a fait ce qu’il a pû pour les éviter ; ce qui ayant donné lieu au desordre, et à la mauvaise foy de s’entroduire dans le détail de la taille, elle est devenuë arbitraire, corruptible, et en toute maniere accablante à un point qui ne se peut exprimer. Ce qui s’est tellement compliqué et enraciné, que quand même on viendroit à bout de le ramener à son premier établissement, ce ne seroit tout au plus qu’un remede paliatif qui ne dureroit pas long-temps ; car les chemins de la corruption sont tellement frayez, qu’on y reviendroit incessamment ; et c’est ce qu’il faut sur toute chose éviter.


La taille réelle fondée sur les arpentages et sur les estimations des revenus des heritages, est bien moins sujette à corruption, il faut l’avouër ; mais elle n’en est pas exempte, soit par le défaut des arpenteurs, ou par celuy des estimateurs qui peuvent être corrompus, interessez ou ignorans : ou par le défaut du systême en sa substance, étant trés-naturel d’estimer un heritage ce qu’il vaut, et de le taxer à proportion de la valeur presente de son revenu ; ce qui n’empêche pas que dans les suites, l’estimation ne se puisse trouver défectueuse. C’est ce que l’exemple suivant rendra manifeste.


Un bon ménager possede un heritage, dans lequel il fait toute la dépense necessaire à une bonne culture ; cet heritage répond aux soins de son maître, et rend à proportion. Si dans ce temps-là on fait le tarif ou cadastre du païs, ou qu’on le renouvelle, l’heritage sera taxé sur le pied de son revenu present ; mais si par les suites cet heritage tombe entre les mains d’un mauvais ménager, ou d’un homme ruiné, qui n’ait pas moyen d’y faire de la dépense ; ou qu’il soit decreté ; ou qu’il tombe à des mineurs ; tout cela arrive souvent et fort naturellement : en un mot, qu’il soit negligé par impuissance ou autrement, pour lors il déchoira de sa bonté, et ne rapportera plus tant ; auquel cas le proprietaire ne manquera pas de se plaindre, et de dire que son champ a été trop taxé, et il aura raison par rapport au revenu present : ce qui n’empêche cependant pas que les premiers estimateurs n’ayent fait leur devoir. Qui donc aura tort ? Ce sera bien sûrement le systême qui est défectueux, pour ne pouvoir pas soûtenir à perpetuité la justesse de son estimation. Et c’est de ce défaut d’où procede la plus grande partie des plaintes qui se font dans les païs où la taille est réelle, bien qu’il ne soit pas impossible qu’il ne s’y glisse d’autres défauts de negligence ou de malice pour favoriser quelqu’un.


Il arrive la même chose dans le systême des vingtiémes et centiémes qui réüssissent assez bien dans les Païs-Bas ; parce que le païs étant plat, il ne s’y trouve que trois ou quatre differences au plus dans les estimations. Mais dans les païs bossillez, par exemple, dans le mien frontiere de Morvand païs montagneux, faisant partie de la Bourgogne et du Nivernois, presque par tout mauvais ; quand j’en ay voulu faire un essay, il s’est trouvé que dans une terre qui ne contient pas plus d’une demie lieuë quarrée, il a falu la diviser en quatorze ou quinze cantons, pour en faire autant d’estimations differentes ; et que dans chacun de ces cantons, il y avoit presque autant de differences que de pieces de terre. Ce qui fait voir, qu’outre les erreurs ausquelles la taille réelle est sujette, aussi-bien que les vingtiémes et centiémes, elle seroit encore d’une discussion dont on ne verroit jamais la fin, s’il faloit l’étendre par toute la France.


Il en est de même des repartitions qui se font par feux ou foüages, comme en Bretagne, Provence et Dauphiné, où quelque soin qu’on ait pris de les bien égaler, la suite des temps les a dérangez et disproportionnez comme les autres. Il y a des païs où l’on met toutes les impositions sur les denrées qui s’y consomment, même sur le pain, le vin, et les viandes ; mais cela en rend les consommations plus cheres, et par consequent plus rares. En un mot, cette methode nuit à la subsistance et nourriture des hommes, et au commerce, et ne peut satisfaire aux besoins extraordinaires d’un état, parce qu’on ne peut pas la pousser assez loin. D’autres ont pensé à tout mettre sur le sel ; mais cela le rendroit si cher, qu’il faudroit tout forcer pour obliger le menu peuple à s’en servir. Outre que ce qu’on en tireroit ne pourroit jamais satisfaire aux deux tiers des besoins communs de l’état, loin de pouvoir suffire aux extraordinaires. Sur quoy il est à remarquer, que les gens qui ont fait de telles propositions, se sont lourdement trompez sur le nombre des peuples, qu’ils ont estimé de moitié plus grand qu’il n’est en effet.


Tous ces moyens étant défectueux, il en faut chercher d’autres qui soient exempts de tous les défauts qui leur sont imputez, et qui puissent en avoir toutes les bonnes qualitez, et même celles qui leur manquent. Ces moyens sont tous trouvez ; ce sera la dixme royale, si le roy l’a pour agréable, prise proportionellement sur tout ce qui porte revenu. Ce systême n’est pas nouveau, il y a plus de trois mil ans que l’écriture sainte en a parlé, et l’histoire profane nous apprend que les plus grands états s’en sont heureusement servis. Les empereurs grecs et romains l’ont employé ; nos rois de la premiere et seconde race l’ont fait aussi, et beaucoup d’autres s’en servent encore en plusieurs parties du monde, au grand bien de leur païs. On prétend que le roy d’Espagne s’en sert dans l’Amerique et dans les isles ; et que le grand Mogol, et le roy de la Chine, s’en servent aussi dans l’étenduë de leurs empires.


En effet, l’établissement de la dixme royale imposée sur tous les fruits de la terre, d’une part, et sur tout ce qui fait du revenu aux hommes, de l’autre ; me paroît le moyen le mieux proportionné de tous : parce que l’une suit toûjours son heritage qui rend à proportion de sa fertilité, et que l’autre se conforme au revenu notoire et non contesté. C’est le systême le moins susceptible de corruption de tous, parce qu’il n’est soûmis qu’à son tarif, et nullement à l’arbitrage des hommes.


La dixme ecclesiastique que nous considerons comme le modéle de celle-cy, ne fait aucun procés, elle n’excite aucune plainte ; et depuis qu’elle est établie, nous n’apprenons pas qu’il s’y soit fait aucune corruption ; aussi n’a-t-elle pas eu besoin d’être corrigée.
C’est celuy de tous les revenus qui employe le moins de gens à sa perception, qui cause le moins de frais, et qui s’execute avec le plus de facilité et de douceur.


C'est celuy qui fait le moins de non-valeur, ou pour mieux dire, qui n’en fait point du tout. Les dixmeurs se payent toûjours comptant de ce qui se trouve sur le champ, dont on ne peut rien lever qu’ils n’ayent pris leur droit. Et pour ce qui est des autres revenus differens des fruits de la terre, dont on propose aussi la dixme, le roy pourra se payer de la plus grande partie par ses receveurs ; et le reste une fois reglé, ne souffrira aucune difficulté.
C’est la plus simple et la moins incommode de toutes les impositions, parce que quand son tarif sera une fois arrêté, il n’y aura qu’à le faire publier au prône des paroisses, et le faire afficher aux portes des églises : chacun sçaura à quoy s’en tenir, sans qu’il puisse y avoir lieu de se plaindre que son voisin l’a trop chargé.


C’est la maniere de lever les deniers royaux la plus pacifique de toutes, et qui excitera le moins de bruit et de haine parmy les peuples, personne ne pouvant avoir lieu de se plaindre de ce qu’il aura ou devra payer, parce qu’il sera toûjours proportionné à son revenu.


Elle ne mettroit aucune borne à l’autorité royale qui sera toûjours la même ; au contraire, elle rendra le roy tout-à-fait indépendant non seulement de son clergé, mais encore de tous les païs d’états, à qui il ne sera plus obligé de faire aucune demande : parce que la dixme royale dixmant par préference sur tous les revenus, suppléera à toutes ces demandes ; et le roy n’aura qu’à en hausser ou baisser le tarif selon les besoins de l’état. C’est encore un avantage incomparable de cette dixme, de pouvoir être haussée et baissée sans peine et sans le moindre embarras ; car il n’y aura qu’à faire un tarif nouveau pour l’année suivante ou courante, qui sera affiché comme il est dit cy-devant.
Le roy ne dépendroit plus des traitans, il n’auroit plus besoin d’eux, ni d’établir aucun impost extraordinaire, de quelque nature qu’il puisse être ; ni de faire jamais aucun emprunt, parce qu’il trouveroit dans l’établissement de cette dixme et des deux autres fonds qui lui seroient joints, dont il sera parlé cy-aprés, de quoy subvenir à toutes les necessitez extraordinaires qui pourroient arriver à l’état.


Elle ne feroit aucun tort à ceux qui ont des charges d’ancienne ou de nouvelle création dont l’état n’aura plus besoin, puis qu’en payant les gages et les interêts jusqu’à remboursement de finances, les proprietaires qui n’auront rien ou peu de chose à faire, n’auront aucun sujet de se plaindre.


Ajoûtons à ce que dessus, que la dixme royale jointe aux deux autres fonds que nous prétendons luy associer, sera le plus assuré, comme le plus abondant moyen qu’on puisse imaginer pour l’acquit des dettes de la couronne.


L’établissement de la dixme royale assureroit les revenus du roy sur les biens certains et réels qui ne pourront jamais luy manquer. Ce seroit une rente fonciere suffisante sur tous les biens du royaume, la plus belle, la plus noble, et la plus assurée qui fût jamais.
Comme il n’y a rien de plus vray que tous ces attributs de la dixme royale, ni rien plus certain que tous les défauts qui sont imputez aux autres systêmes ; je ne voy point de raison qui puisse détourner sa majesté d’employer celuy-cy par préference à tous autres, puis qu’il les surpasse infiniment par son abondance, par sa simplicité, par la justesse de sa proportion, et par son incorruptibilité.


Je ne dis rien des deux autres fonds, dont l’un est le sel, et l’autre le revenu fixe, composé du domaine, des parties casuelles, etc. Parce que je suis persuadé qu’on entrera facilement dans les expediens que je proposeray à l’égard du premier ; et que l’autre comprend des revenus, dont l’établissement est déja fait et légitimé, à trés-peu de chose prés.


A l’égard des difficultez qui pourroient s’opposer à l’établissement de cette dixme, elles seroient peut-être considerables, si on entreprenoit de le faire tout d’un coup ; parce que les peuples étant extrêmement prévenus contre les nouveautez, qui jusques icy leur ont toûjours fait du mal et jamais du bien, ils crieroient bien haut avant qu’ils eussent démêlé tout le bon et le mauvais de ce systême. Mais il y a long-temps qu’on est accoûtumé aux crieries, et qu’on ne laisse pas de faire et de réüssir à ce que l’on entreprend. Ce qu’il y a de certain, c’est que n’en entreprenant que peu à la fois, comme il est proposé à la fin de ces memoires, peu de gens crieront, et ce peu-là s’appaisera bien-tôt, quand ils auront démêlé ce de quoy il s’agit. Ce ne sera pas le menu peuple qui fera le plus de bruit, ce seront ceux dont il est parlé au chapitre des objections et oppositions ; mais comme pas un d’eux n’aura raison d’en faire, il faudra boucher les oreilles, aller son chemin, et s’armer de fermeté ; les suites feront bien-tôt voir que tout le monde s’en trouvera bien.
L’établissement de la dixme royale me paroît enfin le seul moyen capable de procurer un vray repos au royaume, et celuy qui peut le plus ajoûter à la gloire du roy, et augmenter avec plus de facilité ses revenus ; parce qu’il est évident qu’à mesure qu’elle s’affermira, ils s’accroîtront de jour en jour, ainsi que ceux des peuples, car l’un ne sçauroit faire chemin sans l’autre.


Plus on examinera ce systême, plus on le trouvera excellent ; outre toutes les belles proprietez que j’en ay déja fait remarquer, on y en trouvera toûjours de nouvelles. Par exemple, il en a une incomparable qui luy est singuliere, qui est celle d’être également utile au prince et à ses sujets. Mais comme ce même systême est fondé sur des maximes qui ne conviennent qu’à luy seul, quoy qu’elles soient trés-justes et trés-naturelles ; aussi est-il incompatible dans son execution avec tout autre. C’est pourquoy ce seroit tout gâter, que d’en vouloir prendre une partie pour l’inserer dans une autre, et laisser le reste : par exemple, la dixme des fruits de la terre, avec la taille ou les aydes ; parce que cette dixme étant poussée dans ces memoires aussi loin qu’elle peut aller, on ne pourroit la mêler avec d’autres impositions de la nature de celles qui se levent aujourd’huy, sans tout déranger, et la rendre absolument insupportable. Il faut donc prendre ce systême tout entier, ou le rejetter tout-à-fait.


Je voudrois bien finir, mais je me sens encore obligé de prendre la liberté de representer à sa majesté, que cet ouvrage étant uniquement fait pour elle et pour son royaume, sans aucune autre consideration ; il est necessaire qu’elle ait la bonté d’en commettre l’examen à de veritables gens de bien, et absolument desinteressez. Car le défaut le plus commun de la nation, est de se mettre peu en peine des besoins de l’état. Et rarement en verra-t-on qui soient d’un sentiment avantageux au public, quand ils auront un interest contraire ; les miseres d’autruy les touchent peu quand ils en sont à couvert, et j’ay vû souvent que beaucoup d’affaires publiques ont mal réüssi, parce que des particuliers y ayant leurs interêts mêlez, ils ont sçû trouver le moyen de faire pancher la balance de leur côté. Il est donc du service de sa majesté d’y prendre garde de prés, en ce rencontre particulierement, et de faire un bon choix de gens à qui elle donnera le soin d’examiner cet ouvrage.
Je me sens encore obligé d’honneur et de conscience, de representer à sa majesté, qu’il m’a parû que de tout temps, on n’avoit pas eu assez d’égard en France pour le menu peuple, et qu’on en avoit fait trop peu de cas ; aussi c’est la partie la plus ruinée et la plus miserable du royaume ; c’est elle cependant qui est la plus considerable par son nombre, et par les services réels et effectifs qu’elle luy rend. Car c’est elle qui porte toutes les charges, qui a toûjours le plus souffert, et qui souffre encore le plus ; et c’est sur elle aussi que tombe toute la diminution des hommes qui arrive dans le royaume. Voicy ce que l’application que je me suis donnée pour apprendre jusqu’où cela pourroit aller, m’en a découvert.


Par un mesurage fait sur les meilleures cartes de ce royaume, je trouve que la France de l’étenduë qu’elle est aujourd’huy, contient trente mil lieuës quarrées ou environ, de 25 au degré, la lieuë de 2282 toises trois pieds. Que chacune de ces lieuës contient 4688 arpens 82 perches et demie de terre de toutes especes, l’arpent de cent perches quarrées, et la perche de vingt pieds de long, et de 400 pieds quarrez. Ces 4688 arpens 82 perches et demie divisez proportionnellement en terres vagues et vaines, places à bâtir, chemins, hayes et fossez, étangs, rivieres et ruisseaux ; en terres labourables, prez, jardins, vignes, bois, et en toutes les parties, qui peuvent composer un petit païs habitable de cette étenduë, la fertilité de même païs supposée un peu au dessous du mediocre : ces terres enfin cultivées, ensemencées, et la récolte faite, doivent produire par commune année de quoy nourrir sept ou huit cens personnes de tous âges et de tous sexes, sur le pied de trois septiers de bled mesure de Paris par tête, le septier pesant net cent soixante et dix livres, le poids du sac défalqué.


De sorte que si la France étoit peuplée d’autant d’habitans qu’elle en pourroit nourrir de son crû, elle en contiendroit sur le pied de 700 par lieuë quarrée, vingt-un million : et sur le pied de 800, vingt-quatre millions. Et par les dénombremens que j’ay supputé de quelques provinces du royaume, et de plusieurs autres petites parties, il se trouve que la lieuë quarrée commune de ces provinces ne revient qu’à 627 personnes et demy, de tous âges et de tous sexes ; encore ay-je lieu de me défier que cette quantité puisse se soûtenir dans toute l’étenduë du royaume ; car il y a bien de mauvais païs dont je n’ay pas les dénombremens. Je trouve donc au premier cas, c’est-à-dire de sept cens personnes à la lieuë quarrée, qu’il manque 72 et demie personnes par lieuë quarrée ; et au second, de huit cens à la même lieuë, qu’il en manque 172 et demie ; ce qui revient au premier, à deux millions cent soixante-quinze mil ames de difference par tout le royaume ; et dans l’autre, à cinq millions cent soixante-quinze mil, qui est à peu prés autant qu’il y en peut avoir dans l’Angleterre, l’Ecosse et l’Irlande ; et tout cela en diminution de la partie basse du peuple, qui remplit encore à ses dépens les vuides qui se font dans la haute, par les gens qui s’élevent et font fortune.


C’est encore la partie basse du peuple, qui par son travail et son commerce, et par ce qu’elle paye au roy, l’enrichit et tout son royaume. C’est elle qui fournit tous les soldats et matelots de ses armées de terre et de mer, et grand nombre d’officiers ; tous les marchands, et les petits officiers de judicature. C’est elle qui excerce, et qui remplit tous les arts et métiers : c’est elle qui fait tout le commerce et les manufactures de ce royaume ; qui fournit tous les laboureurs, vignerons et manoeuvriers de la campagne ; qui garde et nourrit les bestiaux ; qui seme les bleds, et les recueille ; qui façonne les vignes, et fait le vin : et pour achever de le dire en peu de mots, c’est elle qui fait tous les gros et menus ouvrages de la campagne et des villes.


Voila en quoy consiste cette partie du peuple si utile et si méprisée, qui a tant souffert, et qui souffre tant de l’heure que j’écris cecy. On peut esperer que l’établissement de la dixme royale pourra réparer tout cela en moins de quinze années de temps, et remettre le royaume dans une abondance parfaite d’hommes et de biens. Car quand les peuples ne seront pas si oppressez, ils se marieront plus hardiment ; ils se vêtiront et nourriront mieux ; leurs enfans seront plus robustes et mieux élevez ; ils prendront un plus grand soin de leurs affaires. Enfin ils travailleront avec plus de force et de courage, quand ils verront que la principale partie du profit qu’ils y feront, leur demeurera.


Il est constant que la grandeur des rois se mesure par le nombre de leurs sujets ; c’est en quoy consiste leur bien, leur bonheur, leurs richesses, leurs forces, leur fortune, et toute la consideration qu’ils ont dans le monde. On ne sçauroit donc rien faire de mieux pour leur service et pour leur gloire, que de leur remettre souvent cette maxime devant les yeux : car puisque c’est en cela que consiste tout leur bonheur, ils ne sçauroient trop se donner de soin pour la conservation et augmentation de ce peuple qui leur doit être si cher.
Il y a long-temps que je m’apperçois que cette préface est trop longue. Je ne sçaurois cependant me resoudre à la finir, que je n’aye encore dit ce que je pense sur les bornes qu’on peut donner à la dixme royale, que je crois avoir suffisamment étudiée, pour en pouvoir dire mon sentiment.


Il m’a donc parû qu’on ne la doit jamais pousser plus haut que le dixiéme, ni la mettre plus bas que le vingtiéme ; l’excés du premier chargeroit trop, et la mediocrité du dernier ne fourniroit pas assez pour satisfaire au courant.


On se peut joüer entre ces deux termes par rapport aux besoins de l’état, et jamais autrement ; parce qu’il est constant que plus on tire des peuples, plus on ôte d’argent du commerce ; et que celuy du royaume le mieux employé, est celuy qui demeure entre leurs mains, où il n’est jamais inutile ni oisif.


MAXIMES FONDAMENTALES DE CE SYSTEME
I. Il est d' une évidence certaine et reconnuë par tout ce qu' il y a de peuples policez dans le monde, que tous les sujets d' un etat ont besoin de sa protection, sans laquelle ils n' y sçauroient subsister.


II. Que le prince, chef et souverain de cet etat ne peut donner cette protection, si ses sujets ne luy en fournissent les moyens ; d' où s' ensuit :


III. Qu' un etat ne se peut soûtenir, si les sujets ne le soûtiennent. Or ce soutien comprend tous les besoins de l' etat, ausquels par consequent tous les sujets sont obligez de contribuer.


De cette necessité, il resulte :


premierement , une obligation naturelle aux sujets de toutes conditions, de contribuer à proportion de leur revenu ou de leur industrie, sans qu' aucun d' eux s' en puisse raisonnablement dispenser.


deuxiémement , qu' il suffit pour autoriser ce droit, d' être sujet de cet etat.
troisiémement , que tout privilege qui tend à l' exemption de cette contribution, est injuste et abusif, et ne peut ni ne doit prévaloir au préjudice du public.


PREMIÈRE PARTIE
PROJET

Quand je diray que la France est le plus beau royaume du monde, je ne diray rien de nouveau, il y a long-temps qu' on le sçait ; mais si j' ajoûtois qu' il est le plus riche, on n' en croiroit rien, par rapport à ce que l' on voit. C' est cependant une vérité constante, et on en conviendra sans peine, si on veut bien faire attention, que ce n' est pas la grande quantité d' or et d' argent qui font les grandes et veritables richesses d' un etat, puis qu' il y a de trés-grands païs dans le monde qui abondent en or et en argent, et qui n' en sont pas plus à leur aise, ni plus heureux. Tels sont le Perou, et plusieurs etats de l' Amerique, et des Indes Orientales et Occidentales, qui abondent en or et en pierreries, et qui manquent de pain. La vraye richesse d' un royaume consiste dans l' abondance des denrées, dont l' usage est si necessaire au soûtien de la vie des hommes, qu' ils ne sçauroient s' en passer.


Or on peut dire que la France possede cette abondance au suprême degré, puisque de son superflu elle peut grassement assister ses voisins, qui sont obligez de venir chercher leurs besoins chez elle, en échange de leur or et de leur argent ; que si avec cela elle reçoit quelques-unes de leurs denrées, ce n' est que pour faciliter le commerce, et satisfaire au luxe de ses habitans ; hors cela elle pourroit trés-bien s' en passer.


Les denrées qu' elle debite le plus communément aux etrangers, sont les vins, les eaux de vie, les sels, les bleds et les toilles. Elle fournit aussi les modes, une infinité d' etoffes qui se fabriquent dans ses manufactures mieux qu' en aucun autre endroit du monde, ce qui luy attire et peut attirer des richesses immenses, qui surpassent celles que les Indes pourroient luy fournir, si elle en étoit maîtresse.


Elle a de plus chez elle des proprietez singulieres, qui excitent un commerce interieur qui luy est trés-utile. C' est qu' elle n' a guéres de province qui n' ait besoin de sa voisine d' une façon ou d' autre ; ce qui fait que l' argent se remuë, et que tout se consomme au dedans, ou se vend au dehors, en sorte que rien ne demeure.


Que si cela ne se trouve pas au pied de la lettre aussi précisément que je le dis, ce n' est ni à l' intemperie de l' air, ni à la faute des peuples, ni à la sterilité des terres, qu' il en faut attribuer la cause ; puisque l' air y est excellent, les habitans laborieux, adroits, pleins d' industrie, et trés-nombreux ; mais aux guerres qui l' ont agitée depuis long-temps, et au défaut d' oeconomie que nous n' entendons pas assez, soit dans le choix des impôts et subsides necessaires pour entretenir l' etat, soit dans la maniere de les lever ; soit dans la culture de la terre par rapport à sa fertilité. Car c' est une verité qui ne peut être contestée, que le meilleur terroir ne differe en rien du mauvais s' il n' est cultivé. Cette culture devient même non seulement inutile, mais ruineuse au proprietaire et au laboureur, à cause des frais qu' il est obligé d' y employer, si faute de consommation, les denrées qu' il retire de ses terres, luy demeurent et ne se vendent point.


Il y a long-temps qu' on s' est apperçû et qu' on se plaint, que les biens de la campagne rendent le tiers moins de ce qu' ils rendoient il y a trente ou quarante ans, sur tout dans les païs où la taille est personnelle ; mais peu de personnes ont pris la peine d' examiner à fond, quelles sont les causes de cette diminution qui se fera sentir de plus en plus, si on n' y apporte le remede convenable.


Pour peu qu' on ait de connoissance de ce qui se passe à la campagne, on comprend aisément que les tailles sont une des causes de ce mal, non qu' elles soient toûjours et en tout temps trop grosses ; mais parce qu' elles sont assises sans proportion, non seulement en gros de paroisse à paroisse, mais encore de particulier à particulier ; en un mot, elles sont devenuës arbitraires, n' y ayant point de proportion du bien du particulier à la taille dont on le charge. Elles sont de plus exigées avec une extrême rigueur, et de si grands frais, qu' il est certain qu' ils vont au moins à un quart du montant de la taille. Il est même assez ordinaire de pousser les executions jusqu' à dépendre les portes des maisons, aprés avoir vendu ce qui étoit dedans ; et on en a vû démolir, pour en tirer les poutres, les solives et les planches qui ont été venduës cinq ou six fois moins qu' elles ne valoient, en déduction de la taille.


L' autorité des personnes puissantes et accréditées, fait souvent moderer l' imposition d' une ou de plusieurs paroisses, à des taxes bien au dessous de leur juste portée, dont la décharge doit consequemment tomber sur d' autres voisines qui en sont surchargées ; et c' est un mal inveteré auquel il n' est pas facile de remedier. Ces personnes puissantes sont payées de leur protection dans la suite, par la plus-valuë de leurs fermes, ou de celles de leurs parens ou amis, causée par l' exemption de leurs fermiers et de ceux qu' ils protegent, qui ne sont imposez à la taille que pour la forme seulement ; car il est trés-ordinaire de voir qu' une ferme de trois à quatre mil livres de revenu, ne sera quotisée qu' à quarante ou cinquante livres de taille, tandis qu' une autre de quatre à cinq cens livres en payera cent, et souvent plus ; ce qui fait que les terres n' ont pas ordinairement la moitié de la culture dont elles ont besoin.


Il en est de même de laboureur à laboureur, ou de païsan à païsan, le plus fort accable toûjours le plus foible ; et les choses sont reduites à un tel état, que celuy qui pourroit se servir du talent qu' il a de sçavoir faire quelqu' art ou quelque trafic, qui le mettroit luy et sa famille en état de pouvoir vivre un peu plus à son aise, aime mieux demeurer sans rien faire ; et que celuy qui pourroit avoir une ou deux vaches, et quelques moutons ou brebis, plus ou moins, avec quoy il pourroit ameliorer sa ferme ou sa terre, est obligé de s' en priver, pour n' être pas accablé de taille l' année suivante, comme il ne manqueroit pas l' être, s' il gagnoit quelque chose, et qu' on vît sa récolte un peu plus abondante qu' à l' ordinaire. C' est par cette raison qu' il vit non seulement trés-pauvrement luy et sa famille, et qu' il va presque tout nud, c' est-à-dire, qu' il ne fait que trés-peu de consommation ; mais encore, qu' il laisse déperir le peu de terre qu' il a, en ne la travaillant qu' à demy, de peur que si elle rendoit ce qu' elle pourroit rendre étant bien fumée et cultivée, on n' en prît occasion de l' imposer doublement à la taille. Il est donc manifeste que la premiere cause de la diminution des biens de la campagne, est le défaut de culture, et que ce défaut provient de la maniere d' imposer les tailles, et de les lever.


L' autre cause de cette diminution est le défaut de consommation, qui provient principalement de deux autres, dont une est la hauteur et la multiplicité des droits des aydes, et des doüanes provinciales, qui emportent souvent le prix et la valeur des denrées, soit vin, biere et cidre ; ce qui a fait qu' on a arraché tant de vignes, et qui par les suites fera arracher les pommiers en Normandie, où il y en a trop par rapport à la consommation presente de chaque païs, laquelle diminuë tous les jours ; l' autre, les vexations inexprimables que font les commis à la levée des aydes, qui se sont fait depuis quelque temps marchands de vin et de cidre. Car il faut parler à tant de bureaux pour transporter les denrées, non seulement d' une province ou d' un païs à un autre, par exemple de Bretagne en Normandie, ce qui rend les françois etrangers aux françois mêmes, contre les principes de la vraye politique, qui conspire toûjours à conserver une certaine uniformité entre les sujets qui les attache plus fortement au prince ; mais encore d' un lieu à un autre dans la même province ; et on a trouvé tant d' inventions pour surprendre les gens, et pouvoir confisquer les marchandises, que le proprietaire et le païsan aiment mieux laisser perir leurs denrées chez eux, que de les transporter avec tant de risques et si peu de profit. De sorte qu' il y a des denrées, soit vins, cidres, huiles, et autres choses semblables, qui sont à trés-grand marché sur le lieu, et qui se vendroient cherement, et se debiteroient trés-bien à dix, vingt et trente lieuës de-là où elles sont necessaires, qu' on laisse perdre, parce qu' on n' ose hazarder de les transporter.
Ce seroit donc un grand bien pour l' etat, et une gloire incomparable pour le roy, si on pouvoit trouver un moyen seur, qui en luy fournissant autant ou plus que ne font les tailles, les aydes et les doüanes provinciales, délivrât son peuple des miseres ausquelles cette même taille, les aydes, etc. Les assujétissent. Et c' est ce que je me suis persuadé avoir trouvé, et que je proposeray dans la suite, aprés avoir dit un mot du mal que causent les affaires extraordinaires, et les exemptions.


Il étoit impossible dans l' etat où sont les choses, de fournir aux dépenses que la derniere guerre exigeoit, sans le secours des affaires extraordinaires, qui ont donné de grands fonds. Mais on ne peut dissimuler, qu' à l' exception des rentes constituées sur l' hôtel de ville de Paris, des tontines, et autres engagemens semblables, qui peuvent être utiles aux particuliers, et qui ont été volontaires ; le surplus des affaires extraordinaires n' ait causé de grands maux, dont l' etat se ressentira long-temps ; non seulement pour les rentes et dettes qu' il a contractées, qui en ont notablement augmenté les charges, en même temps que par les mêmes voyes, elles ont ôté quantité de bons sujets à la taille, dont on les a exemptez pour des sommes trés-modiques, parties desquelles sont demeurées entre les mains des traitans : mais encore par la ruine presque totale et sans ressource d' une quantité de bonnes familles, qu' on a contraint de payer plusieurs taxes, sans s' informer si elles en avoient les moyens. à quoy il faut ajoûter, que ces mêmes affaires extraordinaires ont encore épuisé et mis à sec ce qui étoit resté de gens un peu accommodez en état de soûtenir le menu peuple de la campagne, qui de tout temps étoit dans l' habitude d' avoir recours à eux dans leur necessité, tant pour avoir de quoy payer la taille et leurs autres dettes plus pressées, que pour acheter de quoy vivre et s' entretenir, assurez qu' ils étoient de regagner une partie de cet emprunt par le travail de leurs bras ; ce qui faisoit un commerce capable de soûtenir les maîtres et les valets ; au lieu que les uns et les autres venant à tomber en même temps et par les mêmes causes, ne sçauroient que difficilement se relever.


Pour rendre cecy plus intelligible, je prendray la liberté de marquer en détail les défauts plus essentiels que j' ay observez en ces sortes d' affaires ; non pour blâmer ce qui a été fait dans une necessité pressante, mais pour faire voir le bien qu' on feroit à l' etat, si on pouvoit trouver un moyen de remedier à une semblable necessité, sans être obligé d' avoir recours à de pareilles affaires.


Le premier de tous, est l' injustice de la taxe sur celuy qui ne la doit pas plus qu' un autre qui ne la paye point, ou qui la paye beaucoup moindre ; et pour laquelle on n' apporte d' autre raison que celle du besoin de l' etat, laquelle est toûjours bonne par rapport à l' etat ; mais ce pauvre particulier est fort à plaindre qui paye déja par tant d' endroits, et qui se voit encore distingué par l' imposition d' une nouvelle taxe qu' il est contraint de payer, sans qu' on luy permette de dire ses raisons.


Le second, est l' usure que les traitans exigent de celuy qui paye, qui est le particulier, et de celuy qui reçoit, qui est le roy, qui ne va pas moins qu' au quart du total, et souvent plus.


Le troisiéme, sont les frais des contraintes qui montent souvent plus haut que le principal même.


Le quatriéme, consiste aux rentes, gages, et appointemens dont le roy a augmenté ses dettes, par tant de créations de charges, d' offices et de rentes sur l' hôtel de ville de Paris, sur les postes, les tontines ; augmentations de gages, etc.


Le cinquiéme, en ce qu' on a affranchi un grand nombre de gens de la taille, dont l' exemption retombe directement sur les peuples, et indirectement sur le roy.
Le sixiéme, en ce qu' en achevant de ruiner ceux qui avoient encore quelque chose, il n' y a plus ou trés-peu de ressource pour les païsans, qui dans les pressans besoins avoient recours à eux.


Et le septiéme, en ce que les affaires extraordinaires ayant produit une multitude de petits impôts sur toutes sortes de denrées, ont troublé le commerce, en diminuant notablement les consommations. Aussi l' experience a fait connoître que de semblables impôts ne sont bons que pour enrichir les traitans, fatiguer les peuples, et empêcher le debit des denrées ; et ne portent que peu d' argent dans les coffres du roy.


Ainsi toutes les affaires extraordinaires de quelque maniere qu' on les tourne, sont toûjours également mauvaises pour le roy et pour ses sujets.


Il y a même encore une remarque à faire, non moins importante que les précedentes, qui est, que la taille, le sel, les aydes, les doüanes, etc. Peuvent bien être continuées, en corrigeant les abus qui s' y sont introduits ; mais cela ne peut être fait à l' égard des affaires extraordinaires, qui ne se peuvent pas répeter d' une année à l' autre, du moins sous les mêmes titres. C' est pourquoy quelque quantité qu' on en puisse faire, on est assuré d' en trouver bien-tôt la fin. Et c' est apparemment cette consideration qui a donné à nos ennemis tant d' éloignement pour la paix ; car il ne faut pas douter qu' ils ne fussent bien informez de ce qui se passoit chez nous.


J' aurois beaucoup de choses à dire sur le mal que font les doüanes provinciales, tant par la mauvaise situation de leurs bureaux dans le milieu des provinces françoises, que par les excés des taxes et les fraudes des commis ; mais je veux passer outre, et abreger. C' est pourquoy je ne m' étendray pas là-dessus davantage, non plus que sur la capitation, qui pour avoir été trop pressée, et faite à la hâte, n' a pû éviter de tomber dans de trés-grands défauts, qui ont considerablement affoibli ce qu' on en devoit esperer, et produit une infinité d' injustices et de confusions.


Quel bien le roy ne feroit-il donc point à son etat, s' il pouvoit subvenir à ses besoins par des moyens aisez et naturels, sans être obligé d' en venir aux extraordinaires, dont le poids est toûjours pesant, et les suites trés-fâcheuses ?


Comme tous ceux qui composent un etat, ont besoin de sa protection pour subsister, et se maintenir chacun dans son état et sa situation naturelle ; il est raisonnable que tous contribuent aussi selon leurs revenus, à ses dépenses et à son entretien : c' est l' intention des maximes mises au commencement de ces memoires. Rien n' est donc si injuste, que d' exempter de cette contribution ceux qui sont le plus en état de la payer, pour en rejetter le fardeau sur les moins accommodez qui succombent sous le faix ; lequel seroit d' ailleurs trés-leger, s' il étoit porté par tous à proportion des forces d' un chacun ; d' où il suit que toute exemption à cet égard est un desordre qui doit être corrigé. Aprés beaucoup de réflexions et d' experiences, il m' a parû que le roy avoit un moyen sûr et efficace pour remedier à tous ces maux, presens et à venir.


Ce moyen consiste à faire contribuer un chacun selon son revenu au besoin de l' etat ; mais d' une maniere aisée et facile, par une proportion dont personne n' aura lieu de se plaindre, parce qu' elle sera tellement répanduë et distribuée, que quoy qu' elle soit également portée par tous les particuliers, depuis le plus grand jusqu' au plus petit, aucun n' en sera surchargé, parce que personne n' en portera qu' à proportion de son revenu.


Ce moyen aura encore cette facilité, que dans les temps fâcheux il fournira les fonds necessaires, sans avoir recours à aucune affaire extraordinaire, en augmentant seulement la quotité des levées à proportion des besoins de l' etat. Par exemple, si la quotité ordinaire est le vingtiéme du revenu, on le mettra au quinziéme ou au dixiéme, à proportion, et pour le temps de la necessité seulement, sans que personne paye jamais deux fois pour raison d' un même revenu : et sans qu' il y ait presque aucune contrainte à exercer pour les payemens, parce que le recouvrement des fonds se feroit toûjours d' une maniere aisée, trés-naturelle, et presque sans frais, comme il se verra dans la suite.
Je réduis donc cette contribution generale à quatre differens fonds.


PREMIER FONDS
Le premier fonds est une perception réelle des fruits de la terre en espece à une certaine proportion, pour tenir lieu de la taille, des aydes, des doüanes établies d' une province à l' autre, des décimes, et autres impositions. Perception que j' appelleray dixme royale, qui sera levée generalement sur tous les fruits de la terre, de quelque nature qu' ils puissent être ; c' est-à-dire des bleds, des vins, des bois, prez, pâturages, etc.


Je me suis rendu à ce systême aprés l' avoir long-temps balancé avec les vingtiémes et la taille réelle, parce que tous les autres ont des incertitudes et des difficultez insurmontables.


Ce qu' on a toûjours trouvé à redire dans l' imposition des tailles, et à quoy les ordonnances réiterées de nos rois n' ont pû remedier jusqu' à present, est qu' on n' a jamais pû bien proportionner l' imposition au revenu ; tant parce que cette proportion demande une connoissance exacte de la valeur des terres en elles-mêmes et par rapport aux voisines, qu' on n' a point pour l' ordinaire et qu' on ne se met pas en peine d' acquerir, à cause qu' il faudroit employer trop de temps et de peines ; que parce que ceux de qui dépendent les impositions, ont toûjours voulu se conserver la liberté de favoriser qui il leur plairoit, dans les païs où la taille est personnelle. Et pour ce qui concerne les païs où la taille est réelle, une experience seure et bien éprouvée par un fort long temps, fait voir que les anciennes estimations n' ont point de proportion au produit present des terres, et qu' il y a une trés-grande disproportion des impositions, non seulement de paroisse à paroisse, mais de terre à terre dans une même paroisse ; soit que cela soit arrivé, parce que les terres, comme le corps humain, changent de temperament, et ne sont pas toûjours au même degré de fertilité : ou par l' inégalité des superficies bossillées qui diversifient la qualité des terres à l' infini ; ou par l' infidelité des experts-estimateurs. Comme il est arrivé dans la generalité de Montauban sous l' intendance de feu Mr. Pelot, lequel voulant réformer les défauts de l' ancien tarif, fit faire, par commission du conseil, une nouvelle estimation par des experts qui le tromperent, nonobstant l' application qu' il avoit euë à les bien choisir, et tous ses soins et son habileté. En sorte qu' au dire des gens les plus entendus de ce païs-là, il auroit bien mieux valu pour cette generalité, qu' il eût laissé les choses en l' état qu' elles étoient, à cause des inégalitez de son tarif plus grandes, à ce qu' on prétend, qu' elles n' étoient auparavant.


Il en est de même de l' estimation qu' on fit des terres de Dauphiné en 1639. Il s' y est trouvé si peu de proportion des unes aux autres, et une si grande inégalité, que M. Bouchu intendant de cette province en recommence une autre, à laquelle il travaille avec beaucoup d' application, et une grande exactitude depuis deux ou trois ans. On prétend qu' il luy faudra encore plusieurs années pour l' achever ; et même aprés qu' il y aura bien pris de la peine et employé bien du temps, il est sûr qu' on s' en plaindra encore. Ce qui doit faire juger de l' extrême difficulté qu' il y a de faire des estimations justes de la valeur intrinseque des terres, tant en elles-mêmes, que par rapport aux voisines ; et de celles d' une paroisse et d' un païs à un autre païs ou paroisse.


De plus, il y a des distinctions dans ces provinces de même qu' en Provence et en Bretagne, de terres nobles et de roture, et de plusieurs sortes d' exemptions qui n' y conviennent point : il est de necessité que tout paye, autrement on ne remediera à rien.
Il sembleroit que dans les païs où les tailles sont réelles, les taillables devroient être exempts des mangeries et des exactions qu' on voit ailleurs dans la levée des tailles ; cependant on s' en plaint là comme ailleurs, les receveurs y veulent avoir leur paragoüante, et leurs officiers subalternes y font leur main tout comme ailleurs, sans que Mr. Pelot par exemple, avec sa severité et son exactitude, et tous les intendans qui sont venus aprés luy dans la generalité de Montauban, même dans celle de Bordeaux, et autres, y ayent jamais pû remedier efficacement. Cela n' est pas tout à fait de même dans le Languedoc et en Provence, parce que ce sont païs d' etats, mais il y a du desordre par tout.


On remediera à tous ces inconveniens par la perception de la dixme des fruits de la terre en espece. C' étoit autrefois le revenu de nos premiers rois, et c' est encore le tribut le plus naturel et le moins à charge au laboureur et au païsan. Il a toûjours une proportion si naturelle et si précise à la valeur presente de la terre, qu' il n' y a point d' expert ni de geométre pour habile qu' il soit, qui en puisse approcher par son estime et par son calcul ; si la terre est bonne et bien cultivée elle rendra beaucoup : au contraire, si elle est negligée, ou qu' elle soit mauvaise, mediocre et sans culture, elle rendra peu, mais toûjours avec une proportion naturelle à son degré de valeur. Et comme cette maniere de lever la taille et les aydes ensemble, met à couvert le laboureur de la crainte où il est d' être surchargé de taille l' année suivante dans le païs où elle est personnelle, on doit s' attendre que le revenu des terres augmenteroit de prés de moitié, par les soins et la bonne culture que chacun s' efforceroit d' y apporter ; et par consequent les revenus du roy à proportion.


Voila déja le premier défaut de la disproportion heureusement sauvé, d' une maniere qui n' est point sujette au changement de la part des hommes.


Le second, qui comprend les maux qui accompagnent l' exaction, est aussi banni pour jamais par l' établissement de ce systême. Car le laboureur et le païsan ayant payé la dixme royale sur le champ lors de la récolte, comme il fait la dixme ecclesiastique, il ne devra plus rien de ce côté-là, et ainsi il n' apprehendera plus ni les receveurs des tailles, ni les collecteurs, ni les sergens ; et toutes ces animositez et ces haines inveterées qui se perpetuent dans les familles des païsans, à cause des impositions non proportionnées de la taille dont ils se surchargent chacun à leur tour, cesseroient tout d' un coup ; ils deviendroient tous bons amis, n' ayant plus à se plaindre les uns des autres, chacun se pourvoiroit de bétail selon ses facultez ; et comme les passages seroient libres de province à province, et de lieu à autre, parce qu' il n' y auroit plus de bureaux d' aydes, et que les doüanes seroient releguées sur la frontiere ; on verroit bien-tôt fleurir le commerce interieur du royaume par la grande consommation qui se feroit, ce qui fourniroit au laboureur et au païsan les moyens de payer leurs maîtres avec facilité, et de se mettre eux-mêmes dans l' aisance.


Il n' est donc question que de voir quel revenu ce fonds rendroit, et à quelle quotité il faudroit fixer cette dixme.
Pour m' en assurer, j' ai crû qu' il faloit prendre une province en particulier pour en faire l' essay ; et j' ay choisi celle de Normandie dans laquelle il y a toutes sortes de terroir bon, mediocre et mauvais ; et je m' y suis arrêté d' autant plus volontiers, que j' y avois un homme de mes amis de l' exactitude duquel j' étois pleinement assuré. Aprés donc avoir fait mesurer cette province sur les meilleures cartes, on a trouvé que les trois generalitez dont elle est composée, sçavoir de Roüen, de Caën et d' Alençon, qui comprend les deux tiers du perche ou environ, contenoit 1740 lieuës quarrées mesure du Châtelet, qui fait la lieuë de 2282 toises et demie de long, ce qui donne pour la lieuë quarrée 5 millions 209 mil 806 toises un quart, lesquelles réduites en arpens de cent perches quarrées chacun, et la perche de vingt pieds quarrez comme cy-devant, et le pied de douze pouces, font 4688 arpens 82 perches et demie.


La mesure de la province de Normandie est l' acre. Cet acre est composé de 160 perches quarrées, et la perche de vingt-deux pieds quarrez, mais les pieds sont differens ; la mesure la plus commune et qu' on a suivie, les fait d' onze pouces, et le pouce de douze lignes. Il faut de cette mesure 679 perches et demie en long pour faire la lieuë du Châtelet, ce qui fait qu' elle contient en quarré 2885 acres trois quarts, d' où il suit que ces 1740 lieuës quarrées doivent contenir cinq millions 21 mil 640 acres. Otez-en un cinquiéme pour les rivieres, ruisseaux et chemins, maisons nobles, bruyeres, landes, et mauvais terroir, montant à un million 4 mil 328 acres ; restera à faire état de quatre millions 17 mil 312 acres.


On a ensuite examiné ce que pouvoit rendre l' acre l' année commune de dix une dans toute la province, le fort portant le foible. Et quoy que des personnes trés-experimentées ayent soûtenu qu' il y avoit beaucoup plus de terres qui rendoient au dessus de 150 gerbes à l' acre, qu' il n' y en avoit qui rendoient au dessous de cent, et ainsi que la proportion geométrique auroit été de mettre l' acre à 120 gerbes une année portant l' autre ; cependant comme ce fait a été contesté par d' autres personnes aussi fort intelligentes, qui ont tenu que la juste proportion seroit de ne mettre les terres qu' à 90 gerbes par acre, à cause de la mauvaise culture où elles sont pour la plûpart ; on s' est réduit à cet avis, parce que dans un systême semblable à celuy-cy, on ne doit rien avancer qui ne soit communément reçu pour veritable.


Aprés quoy il a fallu examiner ce qu' il faloit de ces gerbes ordinaires pour faire un boisseau de bled année commune. Mais comme le boisseau est une mesure fort inégale en Normandie, on l' a réduite au poids qui est égal par toute la province, et on a trouvé d' un consentement unanime, que cinq gerbes année commune de dix une, feroient au moins un boisseau pesant cinquante livres.
La livre de bled vaut année commune un sols à Roüen et ailleurs. Donc la dixme de 90 gerbes rendra 90 sols.
Mais parce que les terres ne se chargent pas toutes les années, et qu' en plusieurs cantons de la province elles ne portent du bled que de trois années l' une ; on a jugé que dans cette supputation on ne devoit compter que deux années de trois, parce que la dixme des menus grains de la seconde année, jointe à la verte des trois années mises ensemble, et à celle des légumes, peuvent valoir l' année de bled. Ces deux années feront donc 9 livres, lesquelles divisées en trois donneront pour chaque année trois livres par acre, ce qui est environ quarante sols par arpent.


Il est vray qu' il y a quantité de bois en Normandie, et que ce seroit se tromper d' en mettre l' acre sur le pied des terres labourables ; mais comme il y a aussi une grande quantité de prairies et de pâtures qui rendent bien plus que les terres labourables, l' un peut compenser l' autre.
D' où il suit que ces quatre millions dix-sept mil trois cens douze acres dixmables, rendroient douze millions cinquante-un mil neuf cens trente-six livres, à les compter sur le pied du dixiéme, cy : 12051936 liv.
Or le roy ne tire de la province de Normandie que quatre millions pour les tailles, et environ deux millions sept cens mil livres pour les aydes et traites foraines ; sans compter ce qu' il en coûte au peuple pour la levée de ces droits, qui doit aller au quart des impositions pour le moins, par le nombre des sergens et de gardes que les receveurs des tailles et des aydes employent.


Donc cette dixme excederoit ce que le roy tire de la taille et des aydes, de la somme de cinq millions trois cens cinquante-un mil neuf cens trente-six livres.
Quoy que j' aye trouvé ce calcul bien juste ; néanmoins comme dans une affaire de cette importance il est à propos de se bien assurer, et de voir, si ce qu' on croit vray dans la speculation, l' est aussi dans la pratique : j' écrivis qu' il faloit mesurer une lieuë quarrée de tous sens, dans un terrain qui ne fût ni bon ni mauvais, et voir ce qu' elle rendroit actuellement de dixme ecclesiastique. C' est ce qui fut fait le 24 septembre 1698 à quatre lieuës au dessus de Roüen, par mon amy accompagné des gens habiles et entendus dans l' arpentage. On ne pût faire une lieuë de tous sens, parce que le païs est trop coupé par des bois ; mais on fit exactement une demie lieuë ; qui enferma les deux villages et paroisses de Reninville et Canteloup ; c' est-à-dire, 721 acres sept huitiémes de la mesure cy-dessus, qui font 1172 arpens quatorze perches un quart à vingt pieds quarrez la perche, comme cy-dessus, ce qui est justement le quart de la lieuë quarrée.
On trouva qu' il y avoit environ un quart de trés-mauvais terroir ; et outre cela, en bois et en communes, cinquante acres qu' on ne dixmoit point, non plus que les deux maisons des seigneurs avec leurs parcs et enclos ; cependant la grosse dixme de ces deux paroisses qui appartient aux chartreux de Gaillon comme abbez de sainte Catherine, est actuellement affermée six cens livres : et la dixme des curez a été estimée à huit cens livres, ce qui fait quatorze cens livres ; sur quoy on peut faire ce raisonnement. Si un quart de lieuë quarrée dans un terroir mediocre, y compris l' étenduë de deux maisons nobles et leurs appartenances qui ne payent rien, porte quatorze cens livres de dixme ecclesiastique, la lieuë quarrée portera 5600 livres. Donc les 1740 lieuës qui font l' étenduë des trois generalitez qui composent la province de Normandie, porteront neuf millions sept cens quarante-quatre mil livres, cy : 9744000 liv.


Ce qui est moins que le calcul cy-dessus de la somme de deux millions trois cens sept mil cent trente-six livres, et cela doit être ainsi. Car la dixme ecclesiastique sur laquelle on a fait ce calcul, ne dixme ni les bois, ni les prez, ni les pâturages, et ne prend que la onziéme gerbe : au lieu que l' on suppose la dixme royale dixmant les prez, les bois, les pâturages, même les légumes au dixiéme. D' où il suit que cette dixme doit exceder l' ecclesiastique au moins d' un quart, et elle l' excedera de plus d' un tiers és lieux où l' ecclesiastique ne se leve qu' à la treiziéme gerbe ; et beaucoup davantage, où l' on ne dixme qu' à la quinziéme et vingtiéme, comme en Provence, Dauphiné et ailleurs ; car la quotité de la dixme ecclesiastique est trés-differente. Ce n' est pas que je prétende que la dixme royale se doive lever à la dixiéme gerbe ; je feray voir cy-aprés les raisons qui doivent empêcher de la porter si haut. Mais ce qui est dit icy, n' est que pour montrer la proportion entre les tailles, la dixme ecclesiastique, et la dixme royale.


Cette experience est convaincante ; cependant, j' estimay qu' il falloit la pousser jusqu' à la démonstration ; et pour cela, je donnay ordre qu' on fist comparaison du produit de la taille et de la dixme ecclesiastique, dans une cinquantaine de paroisses prises de suite dans le même canton de païs. C' est ce qui fut fait dans cinquante-trois, y compris les deux cy-dessus, et il se trouva que la dixme ecclesiastique excede la taille dans toutes ces paroisses prises ensemble, du tiers en sus et plus ; car ces cinquante-trois paroisses ne payent de taille que quarante-six mil trois cens soixante-dix livres , et elles rendent de dixme ecclesiastique sur le pied des baux, soixante-treize mil quatre-vingt livres .
Ainsi les dixmes excedent les tailles de la somme de vingt-six mil sept cens dix livres , ce qui est plus d' un tiers en sus. Et si la dixme se prenoit au dixiéme, au lieu que l' ecclesiastique ne se prend qu' à l' onziéme, et qu' on dixmât les bois, les pâtures et les prez : il est certain que ces cinquante-trois paroisses rendroient le double des tailles. Ce qui fait voir que la dixme royale au vingtiéme, peut suffire aux besoins de l' etat avec les autres fonds qu' on prétend y joindre.


Il est donc démonstré que non seulement cette dixme royale est suffisante pour fournir aux fonds des tailles et des aydes, mais encore à celuy de plusieurs autres impôts qui apportent bien plus de dommage à l' etat qu' ils n' y peuvent apporter de profit, et qui ne sont bons qu' à enrichir quelques partisans, et entretenir une quantité de faineans et de vagabons, qu' on pourroit occuper utilement ailleurs.


On nous dira peut-être que cette dixme royale, ou cette perception des fruits en espece, n' est pas un fonds present comme celuy de la taille et des aydes, et que le roy pour les necessitez de l' etat a besoin d' un fonds sur lequel il puisse compter sûrement, comme il fait sur celuy des tailles, des aydes, et des doüanes qu' on paye de province à autre.
Je conviens que le roy a besoin d' un fonds present et assuré pour pourvoir aux necessitez de l' etat, mais je soûtiens que le fonds de la dixme royale est du moins aussi present que celuy de la taille, et qu' il sera toûjours trés-sûr : en voicy la preuve.


La taille ne se paye ordinairement qu' en seize mois, encore y a-t-il presque toûjours des non-valeurs ; l' experience de ce qui se passe entre les gros décimateurs, comme evêques, abbez et chapitres, et leurs fermiers generaux, est une conviction manifeste, que le roy pourroit faire remettre ce fonds dans ses coffres en douze ou quatorze mois sans aucune non-valeur. Car ordinairement le premier terme de payement de ces fermes est à noël, et le second à la pentecôte, ou tout au plûtard à la saint Jean. Il y en a même qu' on paye tous les mois par avance ; tel étoit feu Mr. L' archevêque de Paris, à qui ses fermiers portoient tous les premiers jours de chaque mois mil pistoles : plusieurs autres prélats font la même chose ou approchant, selon les conditions des baux qu' ils passent de leurs dixmes avec ceux qui les afferment.


Or le roy n' est pas de pire condition que les gros décimateurs de son royaume, il sera donc payé dans dix mois comme eux, ou au plûtard dans douze ou quatorze. On peut ajoûter qu' il sera mieux payé, parce qu' il est notoire qu' on fraude tous les jours la dixme ecclesiastique, et il n' est pas à présumer qu' on fraude la dixme du roy, pour peu que ses officiers y veulent tenir la main.


Je suppose que cette dixme royale sera affermée comme on fait la dixme ecclesiastique, pour trois, six ou neuf ans : et cela même est necessaire, afin que les fermiers ne puissent demander aucune diminution pour tous les accidens qui pourroient arriver de gelée, de grêle, d' enmiellure, et autres semblables ; et que le revenu soit fixe et assuré, comme il l' est aux ecclesiastiques.


La dixme est le meilleur et le plus aisé de tous les revenus ; le décimateur n' est obligé à faire aucune avance que celle de la levée et cette avance est toûjours trés-mediocre par rapport au revenu ; car trois ou quatre hommes, et deux chevaux dans un païs mediocrement bon et uni, leveront deux mil gerbes de bled sans les menus grains, et il ne faut pour cela que six semaines de temps au plus. On bat les grains à sa commodité pendant l' hyver ; et ceux qui ne sont pas pressez de leurs affaires, attendent que la vente en soit bonne pour les debiter.


C' est pourquoy non seulement le roy trouvera facilement des fermiers generaux pour faire le recouvrement de ce fonds, mais il se trouvera encore un grand nombre de sous-fermiers, parce que le laboureur et le païsan qui n' auront pas lieu d' apprehender d' être surchargez de taille à cause de cette ferme, la prendront d' autant plus volontiers qu' elle ne les occuperoit que dans le temps où la terre n' a pas besoin de culture. Et s' il plaisoit au roy de permettre aux gentilshommes de pouvoir affermer ces dixmes sans déroger ; comme ils ont ordinairement besoin de fourage, on peut s' assurer que les dixmes seroient extrêmement recherchées, et que pour un fermier on en trouveroit dix.


Les curez mêmes les prendroient d' autant plus volontiers, qu' ils acquereroient par là une protection pour la perception de leur propre dixme, et qu' ils y trouveroient un profit tout clair, en ce qu' ils épargneroient les frais de la levée, si ce n' est qu' il leur faudroit peut-être un homme davantage, et un cheval, selon l' étenduë de la paroisse, pour lever cette dixme avec la leur.


Et quand il faudroit une grange dans chaque paroisse pour renfermer les dixmes dans les provinces qui sont au-deça de la Loire, car on ne s' en sert point au-delà, la dépense n' en seroit pas considerable, dautant que pour mil ou douze cens livres, on peut bâtir une grange capable de renfermer une dixme de deux mil livres au moins ; et l' avantage que le peuple recevroit par cette maniere de lever la taille, qui auroit toûjours une proportion naturelle au revenu des terres, sans qu' elle pût être alterée, ni par la malice et par la passion des hommes, ni par le changement des temps, et qui le délivreroit tout d' un coup de toutes les vexations et avanies des collecteurs, des receveurs des tailles, et de leurs suppôts ; et tout ensemble des miseres où le réduit la perception des aydes comme elles se levent, compenseroit abondamment la dépense de la grange qui pourroit être avancée par les fermiers, et reprise sur les paroisses pendant les six ou neuf années du premier bail, ce qui iroit à trés-peu de chose.


Au reste, l' execution de ce systême surprendra d' autant moins, qu' il est déja connu par la dixme ecclesiastique ; et pour grossier que soit un païsan, il comprendra d' abord avec facilité, qu' il est pour luy un bien qu' il ne sçauroit assez estimer ; vû que quand il aura une fois payé cette dixme royale comme il fait l' ecclesiastique, il sera en repos le reste de l' année, et sans aucune apprehension, que sous prétexte de deniers royaux, on luy vienne enlever le reste ; et il ne craindra point, quelque negoce qu' il fasse, que sa taille soit augmentée l' année suivante ; ce qui le portera non seulement à bien cultiver ses possessions, et à les mettre en état de rendre tout ce qu' on en peut attendre quand elles ont eu toutes les façons necessaires, mais encore à se servir de toute son industrie pour se mettre à son aise, et bien élever sa famille.


Je crois qu' il ne sera pas hors de propos d' inserer icy un recit fidéle qui m' a été fait de ce qui s' est passé au sujet de la banlieuë de Rouën, parce que ceux qui y ont eu le plus de part sont encore en vie, qui pourront en rendre compte au roy si sa majesté le veut sçavoir ; rien n' étant capable de faire concevoir plus vivement, combien sont grands les maux que cause la taille personnelle.


Ce qu' on appelle la banlieuë de Rouën, consiste en trente-cinq ou trente-six paroisses, qui sont aux environs de la même ville dans l' espace d' une bonne lieuë et demie, et en quelques endroits de deux petites lieuës.
Ces trente-cinq paroisses sont exemptes de taille pour autant qu' il y en a d' enfermé dans les bornes de la banlieuë, qui ne les comprend pas toutes dans toute leur étenduë, mais qui en coupe quelques-unes, et presque toutes celles qui sont aux extrêmitez, par des lignes qui se tirent d' une borne à l' autre ; et comme elles ont cette exemption de la taille commune avec la ville, elles payent aussi les mêmes droits d' entrée pour les viandes et les boissons qui s' y consomment.


Quoy que cette exemption ne soit qu' en idée, comme on le verra incontinent, elle a néanmoins fait regarder ces paroisses avec un oeil de jalousie, non seulement par leurs voisins, mais même par messieurs les intendans, qui n' ont pû les voir dans la tranquillité et dans une abondance apparente, pendant que les difficultez qui se trouvent dans la répartition et dans la perception de la taille, n' apportent que du trouble et de la desolation dans les autres.


Et parce qu' une des plus grandes de ces difficultez, qui se rencontre trés-souvent, est de sçavoir à qui l' on fera porter les augmentations que le roy met sur les tailles, ou les diminutions qu' on est forcé d' accorder à quelques paroisses qui se trouvent surchargées ; elle ne s' est presque point presentée de fois, que l' on n' ait à même temps voulu examiner l' exemption des paroisses de cette banlieuë, et Mr. De Marillac a été un de ceux qui s' y est le plus appliqué. Il crût ne pouvoir rien faire de plus juste, et à même temps de plus avantageux pour l' election de Roüen qui est trés-chargée, que de faire porter une partie du fardeau à ces paroisses. Mais comme en leur ôtant cette exemption de la taille, il falloit les réduire à la condition des autres taillables, c' est-à-dire les décharger des droits de consommation et d' entrée ; on s' arrêta moins à l' examen de l' exemption, qu' à la diminution qu' il falloit faire au fermier des aydes. Et quand par une discussion exacte on vit que ces paroisses, qui n' auroient au plus payé que vingt-cinq mil livres de taille, payoient actuellement plus de quarante-cinq mil livres de droits de consommation, dont il auroit fallu faire diminution au fermier des aydes, on ne trouva plus à propos d' agiter la question de l' exemption et du privilege, et on crût avec raison, qu' il valoit mieux les laisser vivre comme ils avoient vécu par le passé.


On voit par là qu' on a eu raison de dire que ce privilege ou exemption n' a rien de réel, et qu' il n' a son existence que dans l' idée de ceux qui en joüissent ; parce qu' il les tire de la vexation, qu' ils regardent comme necessairement attachée à l' imposition et à la levée des tailles.
Les habitans des paroisses de cette banlieuë ne comptent pour rien cette surcharge de droits, ni toutes les avanies qui leur sont faites par les commis des aydes, qui inventent tous les jours de nouveaux moyens de s' attirer des confiscations qu' il est presque impossible d' éviter. Cependant tant que ces habitans seront maîtres de fixer leur imposition par rapport à la bonne ou mauvaise chere qu' ils feront, et qu' ils ne payeront rien en ne bûvant que de l' eau, et ne mangeant que du pain si bon leur semble, ils seront contents de leur sort, et feront envie à leurs voisins.


On se plaint par tout et avec raison de la supercherie et de l' infidelité avec laquelle les commis des aydes font leurs exercices. On est forcé de leur ouvrir les portes autant de fois qu' ils le souhaitent ; et si un malheureux pour la subsistance de sa famille, d' un muid de cidre ou de poiré, en fait trois, en y ajoûtant les deux tiers d' eau, comme il se pratique trés-souvent, il est en risque non seulement de tout perdre, mais encore de payer une grosse amende, et il est bienheureux quand il en est quitte pour payer l' eau qu' il boit.
Tout cela néanmoins n' est compté pour rien, quand on considere que dans les paroisses taillables, ce n' est ni la bonne ou mauvaise chere, ni la bonne ou mauvaise fortune qui réglent la proportion de l' imposition, mais l' envie, le support, la faveur et l' animosité ; et que la veritable pauvreté ou la feinte, y sont presque toûjours également accablées. Que si quelqu' un s' en tire, il faut qu' il cache si bien le peu d' aisance où il se trouve, que ses voisins n' en puissent pas avoir la moindre connoissance. Il faut même qu' il pousse sa précaution jusqu' au point de se priver du necessaire, pour ne pas paroître accommodé. Car un malheureux taillable est obligé de préferer sans balancer la pauvreté à une aisance, laquelle aprés luy avoir coûté bien des peines, ne serviroit qu' à luy faire sentir plus vivement le chagrin de la perdre, suivant le caprice ou la jalousie de son voisin.
Enfin les habitans des paroisses de la banlieuë, se pourvoyent d' un habit contre les injures de l' air, sans craindre qu' on tire de cette précaution des consequences contre leur fortune ; pendant qu' à un quart de lieuë de leur maison, ils voyent leurs voisins qui ont souvent bien plus de terres qu' eux, exposez au vent et à la pluye avec un habit qui n' est que de lambeaux, persuadez qu' ils sont, qu' un bon habit seroit un prétexte infaillible pour les surcharger l' année suivante.


Je puis encore rapporter icy ce que j' ay appris en passant à Honfleur, qui est que les habitans pour se soustraire aux miseres et à toutes les vexations qui accompagnent la taille, se sont non seulement abonnez pour la somme qu' ils avoient de coûtume de payer chaque année qui est de vingt-sept mil livres ; mais qu' ils se sont encore chargez ; pour obtenir cet abonnement, d' une somme de cent mil livres, qu' ils ont empruntée, et dont ils payent l' interest, pour fournir aux réparations de leur port, tant les desordres causez par l' imposition et la levée des tailles, leur a parû insupportable.


Aprés quoy, pour faire application de tout ce qui vient d' être dit de la dixme royale, sur l' experience faite en Normandie, à tout le royaume en general, voicy comme je raisonne.
La France de l' étenduë qu' elle est aujourd' huy, bien mesurée, contient trente mil lieues quarrées mesure du Châtelet de Paris. Otons-en un cinquiéme pour les rivieres, les chemins, les hayes, les maisons nobles, les landes et bruyeres, et les autres païs qui ne rendent rien ou peu de chose ; restera vingt-quatre mil lieuës dixmables, lesquelles sur le pied de l' essay cy-dessus, qui est de 5600 livres par lieuë quarrée pour la dixme ecclesiastique seulement, sur le pied de l' onziéme gerbe, doivent rendre, cent trente-quatre millions quatre cens mil livres, et beaucoup davantage en dixmant les bois, les prez et les pâturages.


Je réduits cette somme à six-vingt millions ; et au lieu de la dixme entiere, je ne donne à ce premier fonds qu' une demie dixme, c' est-à-dire le vingtiéme ; sauf à en augmenter la quotité dans les besoins de l' etat, comme il a été dit, et qu' il sera montré cy-aprés. Ainsi cet article passera pour soixante millions de livres pour le premier fonds, cy : 60000000 liv.


SECOND FONDS
Les tailles et les aydes, dans lesquelles je comprends les doüanes provinciales, étant ainsi converties en dixme du vingtiéme des fruits de la terre à percevoir en espece, il se trouvera encore plus de la moitié du revenu des habitans du royaume qui n' aura rien payé, ce qui seroit faire une injustice manifeste aux autres : parce qu' étant tous également sujets, et sous la protection du roy et de l' etat, chacun d' eux a une obligation speciale de contribuer à ses besoins à proportion de son revenu, ce qui est le fondement de ce systême. Car d' autant plus qu' une personne est élevée au dessus des autres par sa naissance ou par sa dignité, et qu' elle possede de plus grands biens, d' autant plus a-t-elle besoin de la protection de l' etat, et a-t-elle interest qu' il subsiste en honneur et en autorité ; ce qui ne se peut faire sans de grandes dépenses.
Il n' y a donc qu' à débroüiller le revenu de chacun, et le mettre en évidence, afin de voir comment il doit être taxé.


Ce que je dois dire à cet égard suppose un dénombrement exact de toutes les personnes qui habitent dans le royaume. Ce n' est pas une chose bien difficile, elle se trouveroit même toute faite, si tous les curez avoient un etat des ames de leurs paroisses, comme il leur est ordonné par tous les bons rituels ; mais au défaut, je pourray joindre à ces memoires un modéle de dénombrement, dont la pratique sera trés-aisée.
Toutes les personnes qui habitent le royaume sont ou gens d' epée, ou de robbe longue ou courte, ou roturiers.


Les gens d' epée sont les princes, les ducs et pairs ; les maréchaux de France et grands officiers de la couronne ; les gouverneurs et lieutenans generaux des provinces ; les gouverneurs et etats majors des villes et places de guerre : tous les officiers et gens de guerre, tant de terres que de mer ; et tous les gentilshommes du royaume.
Les gens de robbe sont ou ecclesiastiques ou officiers de justice, de finances et de police.
Les roturiers sont ou bourgeois vivans de leurs biens et de leurs charges, quand ils en ont ; ou marchands ; ou artisans ; ou laboureurs ; ou enfin manoeuvriers et gens de journée.
Toutes ces personnes dans leurs differentes conditions, ont du revenu dont elles subsistent et font subsister leurs familles ; et ce revenu consiste, ou en terres et domaines, en maisons, moulins, pescheries, vaisseaux ou barques : ou en pensions, gages, appointemens et gratifications qu' ils tirent du roy, ou de ceux à qui ils sont attachez par un service personnel, ou autrement. Ou dans les émolumens de leurs charges et emplois ; ou dans leur negoce. Ou enfin dans leurs bras, si ce sont des artisans, ou gens de journée.


Il n' est donc question que de découvrir quels sont ces revenus, pour en fixer et percevoir la dixme royale. Et c' est à quoy je ne pense pas qu' on trouve bien de la difficulté, si on veut s' y appliquer ; et que le roy veüille bien s' en expliquer par une ordonnance severe qui soit rigidement observée, portant confiscation des revenus recelez et cachez ; et la peine d' être imposé au double, pour ne les avoir pas fidélement rapportez. Moyennant quoy, et le châtiement exemplaire sur quiconque osera éluder l' ordonnance, et ne s' y pas conformer, on viendra à bout de tout. Il n' y aura qu' à nommer des gens de bien et capables, bien instruits des intentions du roy ; bien payez, et suffisamment autorisez pour examiner tous ces differens revenus, en se transportant par tout où besoin sera.
Le détail suivant ne sera pas inutile à l' éclaircissement de cette proposition.


premierement. il n' est point necessaire de faire un article separé pour les ecclesiastiques. Car ou les biens qu' ils possedent et dont ils jouïssent, consistent en dixmes, en terres, en maisons, en moulins, en charges, ou en pensions. S' ils consistent en dixmes, la dixme royale qui fait le premier fonds ayant dixmé la dixme ecclesiastique, ils auront satisfait par là à la contribution que les dixmes doivent à l' etat. Il en est de même si leurs biens consistent en terres. Que s' ils consistent dans les autres choses cy-aprés mentionnées, ils sont au même rang que les autres personnes du royaume qui ont de semblables biens, et ils contribuëront avec eux aux charges de l' etat en la maniere cy-aprés exprimée.


deuxiémement. comme il y a des rôles et etats de tous ceux qui tirent des pensions, gages, appointemens, et dons du roy, de quelque nom qu' on les puisse appeller ; et de quelque nature qu' ils puissent être ; comme aussi de quelque qualité ou condition que soit le donataire, pensionnaire, gagiste, etc. Il ne sera pas difficile d' en sçavoir le montant de chaque année.


troisiémement. les maisons des villes et bourgs du royaume ; les moulins, non plus que les pescheries des rivieres et etangs, ne se peuvent cacher. Et ce que je diray cy-aprés, fera voir qu' il n' est pas impossible de sçavoir ce que les arts et métiers peuvent rapporter.
quatriémement. les gages de tous les domestiques de l' un et de l' autre sexe servant dans le royaume, sont aussi faciles à découvrir.


Il ne sera pas hors de propos de dire icy un mot des rentes, pour montrer ce qu' il en peut entrer dans ce fonds. Il y en a de deux sortes, les seigneuriales et les constituées .
Des seigneuriales, les unes sont fixées en argent, en grain, en volaille, etc. Et c' est à proprement parler ce qu' on appelle rentes seigneuriales. Les autres se levent en espece lors de la récolte à une certaine quotité, plus ou moins, selon la quantité des gerbes que la terre donne ; et c' est ce qu' on appelle champart ou agrier.


Comme on suppose que la dixme royale se leve la premiere, et qu' elle dixme tout ce que la terre produit, il s' ensuit qu' elle aura dixmé les rentes seigneuriales qui ne sont dûës, sur tout en France où il n' y a point de serfs et d' esclaves, qu' à cause des fruits de la terre, laquelle n' a été donnée aux vassaux qu' à cette condition. Cela est clair à l' égard des rentes seigneuriales de la premiere espece ; un exemple rendra le fait évident pour celles de la seconde.


Supposons qu' un seigneur ait droit de champart au cinquiéme, de six-vingt gerbes il aura droit d' en prendre vingt-quatre. Mais comme la dixme royale a dixmé la premiere, et que des six-vingt gerbes, selon nôtre systême elle en aura pris six, il est manifeste qu' il n' en restera que cent quatorze, desquelles le droit de champart ne sera plus que de vingt-deux gerbes quatre cinquiémes, ce qui démonstre qu' il aura payé le vingtiéme du champart ; ainsi des autres, tant du côté de la dixme, que du champart. De sorte, que comme une des principales maximes sur lesquelles ce systême est fondé, est qu' un même revenu ne paye point deux fois, il s' ensuit que ces rentes ayant payé dans le premier fonds, ne doivent rien payer dans le second.


Il en est à peu prés de même des rentes constituées à prix d' argent, ou par dons et legs , qui ne doivent entrer dans ce second fonds, que pour autant qu' il en doit revenir au roy de celles qu' il a constituées sur luy-même, par les rentes qu' il a créées sur l' hôtel de ville de Paris, sur les tontines, sur les postes, sur le sel, et sur d' autres fonds semblables. Car comme ces rentes sont toutes hypotequées sur des fonds, ou sur des choses qui tiennent nature de fonds, telles que sont les charges ou offices de judicature et de finances, et que tous ces fonds doivent être sujets à la dixme royale ; il s' ensuit que quand elle a été payée sur le fonds en general, on n' a plus rien à demander aux rentes en particulier.


Un exemple éclaircira pareillement ce fait. Mr. Dubois possede une terre de six mil livres de revenu ; supposons que cette année le tarif de la dixme royale soit à la quinziéme gerbe, et le reste à proportion ; cette terre devra au roy ou à son fermier, quatre cens livres, qui font la quinziéme partie du total de son revenu, ce qui sera levé par la dixme des fruits, sans avoir égard si elle est chargée ou non. Cependant Mr. Dubois doit à Mr. Desjardins trente mil livres à constitution de rente, pour lesquelles il luy paye annuellement quinze cens livres, qui font le quart du revenu de cette terre. Il est donc évident que cette rente de quinze cens livres ayant payé la dixme royale par la perception de la dixme entiere des fruits de la terre qui luy est hypotequée, a satisfait pour ce qu' elle devoit à l' etat, et qu' on ne sera pas en droit de la demander à Mr. Desjardins.
Il en sera de même des rentes constituées par dons et legs ; comme aussi de celles qui sont constituées sur les charges de judicature et de finances, et sur tous les autres fonds qui sont censez propres et patrimoniaux.


Mais comme ces rentes font un revenu d' autant plus exquis et considerable à ceux qui en sont proprietaires, qu' il est aisé et facile à percevoir, et que la contribution qu' ils doivent aux besoins de l' etat, a été avancée par le proprietaire du fonds sur lequel la rente est hypotequée ; il est juste que le roy par une declaration donne un recours aux proprietaires des fonds contre ceux des rentes pour la dixme royale qu' ils auront payée à leur décharge ; ce qui ne pourra faire aucune difficulté entr' eux, puisque le proprietaire du fonds, n' aura qu' à retenir par ses mains ce qu' il aura avancé pour la dixme de cette rente. Ainsi Mr. Dubois sera en droit de retenir à Mr. Desjardins les avances qu' il aura faites pour sa part de la dixme royale, et de s' en rembouser par ses mains ; ce qui ne donne aucun lieu d' entrer dans les interêts particuliers des familles.
Aprés quoy, pour venir à l' estimation de chacune des parties de ce second fonds, et sçavoir à peu prés ce qu' il pourroit rendre, voicy comme je m' y prens.


Je commenceray par les maisons des villes et gros bourgs du royaume.
Soit qu' elles soient habitées par ceux à qui elles appartiennent, ou qu' elles soient loüées, il est juste qu' on paye la dixme royale, ou le vingtiéme du loüage, ou de l' interest pris sur le pied de leur valeur, le cinquiéme de l' interest ou du loüage déduit pour les réparations.


Un proprietaire par exemple louë une maison 400 livres, le cinquiéme qui est quatre-vingt livres, luy sera laissé pour les réparations et entretiens, ainsi il ne sera fait compte que de trois cens vingt livres pour la dixme au vingtiéme, qui portera par consequent seize livres.
Si le proprietaire occupe luy-même sa maison, il sera aisé d' en sçavoir la valeur ; ou par les loüages précedens, ou par le contrat d' achat qui en a été fait, ou par l' estimation qu' on en fera par rapport à sa situation, au nombre de ses étages, à la solidité de sa structure, et au prix des maisons voisines qui sont dans la même situation, et qui ont même front à ruë. Cette estimation réglée, on sçaura en même temps quel doit être l' interest, dont on ôtera le cinquiéme pour les réparations, et le surplus payera la dixme.
Pour venir maintenant à la connoissance de ce que toutes les maisons des villes et bourgs du roiaume pourroient rendre ; je suppose qu' on peut faire compte au moins de huit cens villes ou gros bourgs dont les maisons peuvent être estimées ; et on peut encore supposer sans crainte de se tromper, qu' il y a dans chacune de ces villes ou bourgs le fort portant le foible, quatre cens maisons, ce qui fait en tout trois cens vingt mil maisons.
Comme je comprends dans ce nombre les maisons de toutes les grandes villes, même celles de Paris ; on peut hardiment supposer qu' elles pourront être loüées cent livres chacune, l' une portant l' autre, déduction faite du cinquiéme pour les entretiens et réparations. Ainsi cet article feroit une somme de trente-deux millions, dont la dixme au vingtiéme donneroit seize cens mil livres ; qui est assurément le moins qu' on puisse estimer toutes les maisons des villes et gros bourgs du royaume prises ensemble, cy : 1600000 liv.


Comme on a dit que la superficie du royaume contenoit trente mil lieuës quarrées, et chaque lieuë 550 personnes au moins ; on ne peut moins donner que deux moulins à chaque lieuë quarrée ; chacun desquels pourra rendre d' afferme, l' un portant l' autre, pour le maître et pour les valets, trois cens trente livres. Mais parce que de semblable bien est sujet à de grandes réparations, et qu' il n' est estimé pour l' ordinaire qu' au denier dix ou douze ; je suppose qu' on doit laisser le quart pour les réparations ; ainsi les soixante mil moulins seront estimez rendre annuellement, quatorze millions huit cens cinquante mil livres, dont la dixme au vingtiéme portera sept cens quarante-deux mil cinq cens livres, cy : 742500 liv.


Il est à remarquer qu' on ne forme l' article précedent que des moulins à bled, et qu' il reste encore ceux des forges, martinets, et fenderies ; les moulins à l' huile, batoirs à chanvre et à ecorces ; les sciries à eau, moulins à papier ; emouloirs ; fouleries de draps, poudreries ; et telles autres usines dont le revenu payeroit la dixme royale au vingtiéme comme les moulins à bled ; ce qui rendra encore une somme assez considerable, que nous laisserons pour supplément de l' article précedent.


Il est juste que les bâtimens de mer et de rivieres de toutes especes, payent aussi la dixme royale, qui étant imposée à cinq sols par tonneau, pourra monter à la somme de trois cens mil livres, cy : 300000 liv.


On peut faire état que les pescheries et etangs du royaume pourront aussi monter à cinquante mil livres, cy : 50000 liv.


Une des principales maximes qui fait le fondement de ce systême, est que tout revenu doit contribuer proportionnellement aux besoins de l' etat. Personne ne doute que les rentes constituées ne soient un excellent revenu qui ne coûte qu' à prendre ; il n' y a donc aucune difficulté, qu' elles doivent contribuer aux besoins de l' etat.


Et c' est la raison pour laquelle, aprés avoir montré cy-devant que ces rentes avoient payé la dixme royale avec les fonds sur lesquels elles étoient hypotequées, nous avons établi la justice qu' il y avoit de donner un recours aux proprietaires de ces fonds, sur ceux à qui ils payent des rentes constituées pour la dixme royale de ces mêmes rentes qu' ils avoient avancées en payant la dixme de leurs fruits. Le roy ne doit pas être à cet égard de pire condition que ses sujets ; et comme la necessité des affaires de l' etat l' a obligé de constituer diverses rentes sur l' hôtel de ville de Paris, sur les postes, sur les tontines, sur le sel, et sur d' autres fonds qu' il paye fort exactement ; comme aussi quantité d' augmentations de gages envers la plûpart des officiers de judicature du royaume, lesquelles tiennent à peu prés la même nature de rente ; il est juste qu' il ait la même faculté que ses sujets, et qu' il en retienne par ses mains la dixme royale ; même celle des pensions perpetuelles que sa majesté s' est imposée en faveur de ses ordres de chevalerie.
Leur grand nombre fait que ce fonds ne laissera pas d' être considerable. Et comme on fait état que ces rentes et les augmentations de gages peuvent monter toutes les années à vingt millions, nous mettrons icy pour la dixme royale au vingtiéme, un million, ce qui fera pour la seconde partie de ce fonds, cy : 1000000 liv.


La troisiéme partie de ce fonds doit être faite de la dixme au vingtiéme de toutes les pensions, gages, dons, gratifications, et generalement de tout ce que le roy paye à tous ses sujets, de quelque rang, qualité et condition qu' ils soient. Ecclesiastiques ou laïques, nobles ou roturiers, tous ont la même obligation envers le roy et l' etat ; c' est pourquoy tous doivent contribuer à proportion de toutes les sortes de biens qu' ils reçoivent, à son entretien et à sa conservation ; et particulierement de celuy-cy qui leur vient tout fait.
Ainsi cet article comprend les princes du sang, et les etrangers ; les ducs et pairs, et les grands officiers de la couronne ; les ministres et secretaires d' etat ; les intendans des finances ; les gouverneurs et lieutenans generaux et particuliers des provinces ; les gouverneurs ; lieutenans de roy, et etats majors des villes et des places ; les conseillers d' etat ; maîtres des requêtes ; les intendans ou commissaires départis dans les provinces ; tous ceux qui composent les cours superieures et subalternes du royaume ; et generalement tous les officiers de longue et courte robbe, de justice, police et finances ; nobles ou roturiers ; grands ou petits, qui tirent gages ou appointemens du roy, pension, ou quelque bienfait, dautant que tous doivent se faire honneur et plaisir de contribuer aux besoins de l' etat, à sa conservation, à son agrandissement, et à tout ce qui peut l' honorer et le maintenir.


J' estime que ce que le roy paye chaque année au titre cy-dessus exprimé de pensions, gages, appointemens, etc. Se monte à quarante millions ; c' est une chose aisée à sçavoir, dont la dixme estimée sur le pied du vingtiéme, rendroit deux millions, cy : 2000000 liv.
Je composeray la quatriéme partie de ce fonds des gages et appointemens de tous les serviteurs et servantes qui sont dans le royaume, à compter depuis les plus vils, et remontant jusques aux intendans des plus grandes maisons, même des princes du sang et des enfans de France, lesquels ne subsistans tous que sous la protection de l' etat, doivent comme leurs maîtres contribuer à son entretien, ainsi qu' il se pratique dans les etats voisins. Je suis même persuadé qu' on doit obliger les maîtres qui ne donnent point de gages à leurs domestiques, de payer pour eux à proportion des gages qu' ils devroient leur donner.


Or je suppose qu' il y a certainement dans le royaume quinze cens mil domestiques des deux sexes, dont les gages estimez à vingt livres les uns portant les autres, ce qui est peu, car il n' y en a gueres au dessous de ce pied, feroient trente millions de livres, dont le vingtiéme portera un million cinq cens mil livres, cy : 1500000 liv.


Comme on sçait ce que les charges du royaume donnent de gages et d' appointemens, il est de même assez aisé de sçavoir ce qu' elles produisent d' emolumens, sur tout dans toutes les compagnies superieures et subalternes du royaume où il y a des receveurs des epices, et où ce que les juges ou commissaires tirent des parties, est enregistré, ou le doit être ; ce qui donnera une dixme trés-considerable sur le même pied du vingtiéme.
Mais il y aura plus de difficulté de découvrir ce que l' industrie de la plume rend à ceux qui ne tirent aucuns émolumens sujets à être enregistré ; comme sont les procureurs et les avocats des parlemens, et autres cours superieures, et de toutes les jurisdictions et sieges inferieurs et subalternes, qui ne laissent pas de gagner beaucoup. Il y faudroit proceder par estimation fondée sur la quantité d' affaires que les uns font plus que les autres, et abonner avec eux pour la dixme royale aprés qu' on en sera convenu. C' est sur quoy peu de gens seront bien traitables ; mais si on impose la peine au double, même l' interdiction de la pratique à ceux qu' on convaincra de n' avoir pas declaré juste, on en viendra à bout.


A l' égard des procureurs des cours superieures et subalternes qui font corps, il seroit plus à propos d' estimer le revenant bon de leur pratique en gros, sur un pied modique et raisonnable, pour être réparti ensuite par eux-mêmes, suivant les connoissances particulieres qu' ils ont des pratiques d' un chacun.


Par exemple, il y aura dans un parlement cent procureurs, dont la pratique sera bien petite si on ne les peut mettre, les uns portant les autres, à cent écus, la dixme royale au vingtiéme ne laisseroit pas de porter quinze livres pour chacun, et quinze cens livres pour tous. Ainsi des autres.


Les notaires seront imposez de même que les procureurs, chacun à proportion de ce que son employ peut luy rendre. C' est ce qu' il faut estimer judicieusement avec un esprit de charité, en prenant les choses sur le plus bas pied ; parce qu' il y a toûjours beaucoup d' inégalité dans le sçavoir faire des hommes. C' est la régle generale qu' il faut observer dans toutes ces estimations, mais principalement envers les avocats, dont les talens sont fort differens ; et generalement envers tous les gens de robbe et de plume.


De tout ce qui vient d' être dit sur cet article, je compte qu' on peut faire état, que les epices et honoraires que prennent les gens de justice, de police, et finances ; et ce que les avocats, procureurs, notaires, et tous autres gens de plume et de pratique, retirent de leurs emplois par tout le royaume, peut aller à dix millions, dont la dixme royale au vingtiéme, sera de : 500000 liv.


Je laisse en surséance l' article du commerce, sur lequel je serois d' avis de n' imposer que trés-peu, et seulement pour favoriser celuy qui nous est utile, et exclure l' inutile qui ne cause que de la perte. Le premier est desirable en tout et par tout dedans et dehors le royaume ; et l' autre est ruineux et dommageable par tout où il s' exerce. Il faut donc exciter l' un par la protection qu' on luy donnera, l' accroître et l' augmenter ; et interdire l' autre autant que la bonne correspondance avec les voisins le pourra permettre.
C' est pourquoy je ne proposeray rien de déterminé sur le fait du commerce, pour la conservation duquel il seroit à souhaiter qu' il plût au roy de créer une chambre composée de quelques anciens conseillers d' etat, et de deux fois autant de maîtres des requêtes, choisis avec tous les subalternes necessaires, qui auroient leurs correspondances établies dans les provinces et grandes villes du royaume, avec les principaux négocians et les plus étendus ; même dans les païs etrangers autant que besoin seroit, pour veiller et entrer en connoissance de ce qui seroit bon ou mauvais au commerce, afin d' en rendre compte au roy ; et proposer ensuite à sa majesté ce qui pourroit le maintenir, l' augmenter et l' ameliorer.


C' est à ce conseil bien instruit du merite et de l' importance du commerce, que j' estime qu' il se faudroit adresser pour faire une imposition sur les marchands et negocians, ou plûtôt sur les marchandises, telle que le commerce le pourroit supporter, sans en être alteré ou déterioré. Car il est bon de se faire une loy de ne jamais rien faire qui luy puisse préjudicier. Les anglois et hollandois qui ont de semblables chambres établies chez eux, s' en trouvent fort bien.


Mais je ne dois pas oublier de representer icy, qu' il se fait un négoce de billets qui est trés-préjudiciable au veritable commerce, et qu' il faudroit par consequent abolir. Il y en a de deux sortes, les uns avec les noms du debiteur et du creancier, les autres sans nom du creancier.


Les premiers sont des billets ou promesses sous simple signature, dans lesquels les interêts sont payez par avance, ou précomptez avec la somme principale ; et on les renouvelle de temps en temps, ce qui fait un commerce illicite contre les loix de l' evangile et celles du royaume. C' est pourtant un commerce qu' un grand nombre de gens font, tant pour ne rien hazarder dans le négoce avec les marchands, que pour être toûjours maître de leurs deniers.


L' autre sorte de billets dont l' usage devient fort commun, et dont il seroit important d' arrêter le cours, parce qu' ils sont tous pernicieux au roy et à la societé civile, sont des billets payables au porteur sans autre addition, lesquels enferment d' ordinaire l' interest par avance comme les précedens. Cette maniere de billets a été mise en vogue par les gens d' affaires pendant la derniere guerre, pour mettre leurs effets à couvert des recherches qu' on pourroit faire contr' eux.


Un homme qui s' est mis en crédit, aura ramassé de grands biens, souvent aux dépens du roy et du public, et mourra riche de deux millions en de semblables billets. Ses heritiers aprés s' en être saisis, renonceront à sa succession. S' il a malversé dans le maniement des deniers du roy, ou s' il a pris ceux des particuliers, il n' y aura point de recours contre luy, parce que ces billets ne le manifestent point, et que l' argent donné en consequence n' a point de suite.


L' usage des billets de la premiere sorte ne peut être toleré qu' entre marchands, et pour fait de marchandises seulement, et doit être interdit à toutes autres personnes ; ce qui sera trés-aisé, parce qu' il n' y aura qu' à déclarer qu' ils ne seront exigibles, et n' auront d' execution, que de marchand à marchand, et selon les loix du commerce.


Mais je crois qu' il est necessaire d' abolir absolument l' usage des billets de la seconde sorte. Un moyen court et facile pour en venir à bout, est non seulement de leur ôter toute execution ; mais encore de condamner ceux qui les signeront à de grosses amendes. Le peu de bonne foy qui se rencontre aujourd' huy dans le monde, fera que peu de gens voudront se fier à de semblables billets quand ils ne seront plus exigibles ; et le danger de s' exposer à une grosse amende, empêchera l' obligé de les signer.


Revenons au commerce. Je suis persuadé que l' abonnement qu' on en pourra faire pour tout le royaume en la maniere qui sera jugée la plus convenable, rendra à ce second fonds, sans compter les doüanes des frontieres qui entreront dans le quatriéme, une somme de deux millions. Car il se fera bien peu de commerce dans le royaume, s' il ne s' en fait pour quarante millions par chaque année, dont la dixme royale sera de : 2000000 liv.


Il reste encore la moitié du peuple et plus qui exerce des arts et métiers, et qui gagne sa vie par le travail de ses mains.


Nous supposons que la lieuë quarrée contient plus de cinq cens cinquante personnes ; mais nous ne croyons pas qu' il faille étendre ce nombre au delà quant à present, à cause des mortalitez, et des grandes desertions arrivées dans le royaume, notamment dans ces dernieres guerres, qui ont beaucoup consommé de peuple. Sur ce pied je compte que cette moitié va à huit millions deux cens cinquante mil ames. Il en faut ôter les deux tiers pour les vieillards, les femmes et les petits enfans, qui ne travaillent que peu ou point.
Il ne restera donc que deux millions sept cens cinquante mil personnes, dont il faut encore ôter les sept cens cinquante mil, pour tenir lieu des laboureurs, vignerons, et autres gens de pareille étoffe qui payent pour la dixme de leur labourage. Reste à faire état de deux millions d' hommes, que je suppose tous manoeuvriers ou simples artisans répandus dans toutes les villes, bourgs et villages du royaume.


Ce que je vais dire de tous ces manoeuvriers, tant en general qu' en particulier, merite une serieuse attention ; car bien que cette partie soit composée de ce qu' on appelle mal à propos la lie du peuple, elle est néanmoins trés-considerable, par le nombre et par les services qu' elle rend à l' etat. Car c' est elle qui fait tous les gros ouvrages des villes et de la campagne, sans quoy ni eux, ni les autres ne pourroient vivre. C' est elle qui fournit tous les soldats et matelots, et tous les valets et servantes ; en un mot, sans elle l' etat ne pourroit subsister. C' est pourquoy on la doit beaucoup ménager dans les impositions, pour ne la pas charger au-delà de ses forces.


Commençons par ceux des villes.


La premiere chose qu' il est à propos de faire, est d' entrer en connoissance de ce qu' un artisan peut gagner ; et pour cet effet examiner la qualité du métier, et voir s' il est continu ; c' est-à-dire s' il peut être exercé pendant toute l' année, ou seulement une partie.
2. à quoy peuvent aller les journées des ouvriers quand ils travaillent ; et les frais qu' ils sont obligez de faire, si ce sont des maîtres.
3. Combien les maîtres employent de compagnons et d' apprentifs.
4. Le temps qu' ils perdent ordinairement par rapport à leur métier, et aux autres ouvrages à quoi ils sont employez. Et enfin ce qui peut leur revenir de net à la fin de l' année.


Pour mieux faire entendre cecy, je prendray pour exemple un tisserand. Il peut faire communément six aunes de toille par jour quand le tems est propre au travail, pour la façon desquelles on luy paye deux sols par aune, qui font douze sols. Sur quoi il est à remarquer, qu' il ne travaille pas les dimanches ni les fêtes, ni les jours de gelée, ni ceux qu' il est absent pour aller rendre la toille à ceux qui la font faire ; non plus que les jours qu' il est obligé d' aller aux foires et aux marchez chercher les choses necessaires convenables à son métier, ou à sa subsistance, pendant lesquels il ne gagne rien ; à quoi on peut ajoûter quelques jours d' infirmité dans le cours d' une année qui l' empêchent de travailler. Il lui faut faire une déduction équivalente à tout cela comme d' un tems perdu, et le luy rabattre ; en quoi il faut user d' une grande droiture. C' est pourquoy je compteray pour les dimanches d' une année, cinquante-deux jours, pour les fêtes trente-huit, parce qu' il y en a à peu prés ce nombre ; cinquante jours pour les gelées, parce qu' il peut y en avoir autant ; pour les foires et marchez, et autres affaires qui peuvent l' obliger de sortir de chez luy ; vingt jours ; pour ceux qu' il employe à ourdir sa toille, comme aussi, pour le temps qu' il pourroit être malade ou incommodé, encore vingt-cinq jours.
Ainsi toute son année se reduira à cent quatre-vingt jours de vray travail, qui estimez à sept deniers et demi par jour, parce qu' on suppose qu' il gagnera douze sols, reviendroit à cinq livres douze sols six deniers de dixme par an ; ce qui me paroît trop fort pour un pauvre artisan qui n' a que cela, à cause des augmentations qui pourroient porter cette contribution au double dans les grandes necessitez de l' etat. C' est pourquoy j' estime qu' il se faudroit contenter de régler la dixme des arts et métiers sur le pied du trentiéme.
Ainsi ce tisserand payeroit pour le trentiéme de son métier trois livres quinze sols, et en doublant, comme cela pourroit quelquefois arriver, sept livres dix sols, à quoy ajoûtant huit livres seize sols pour le sel dans les tems les plus chargez, et quand le minot seroit à trente livres, supposant aussi sa famille composée de quatre personnes ; cela ne laisseroit pas de monter à seize livres six sols, qu' il seroit obligé de payer au roy par an dans les plus pressans besoins de l' etat ; ce qui est, à mon avis, une assez grosse charge pour un artisan qui n' a que ses bras, et qui est obligé de payer un loüage de maison, de se vétir luy et sa famille, et de nourrir une femme et des enfans, lesquels souvent ne sont pas capables de gagner grand chose.


Il faut aussi bien prendre garde qu' il y a des artisans bien plus achalandez les uns que les autres, plus forts et plus adroits, et qui gagnent par consequent davantage : et d' autres qui ne sont pas si bons ouvriers qui gagnent moins, et dont les qualitez sont cependant égales : ce sont toutes considerations dans lesquelles on doit entrer le plus avant qu' on pourra avec beaucoup d' égard et de circonspection, et toûjours avec un esprit de charité.
C' est pourquoy il semble qu' aprés avoir fait dans chaque ville du royaume où il y a maîtrise, le dénombrement des artisans de même profession, et vû à peu prés ce qu' ils peuvent payer les uns portant les autres, pour leur contribution aux besoins de l' etat, on pourroit en laisser la répartition aux jurez et gardes de chaque art et métier, pour la faire avec la proportion requise au travail et au gain d' un chacun. Car ce qui est icy proposé pour un tisserand, peut être appliqué à un cordonnier, à un marchand, à un chapelier, à un orfévre, etc. Et generalement à tous les artisans des villes et de la campagne, de quelqu' espece qu' ils pûssent être, exerçant les arts et métiers qui leur tiennent lieu de rentes et de revenus.


On doit comprendre dans ce dénombrement les compagnons qui travaillent sous les maîtres, et même les apprentifs, et estimer leur travail, pour en fixer la dixme comme dessus.
Parmy le même peuple, notamment celuy de la campagne, il y a un trés-grand nombre de gens qui ne faisant profession d' aucun métier en particulier, ne laissent pas d' en faire plusieurs trés-necessaires, et dont on ne sçauroit se passer. Tels sont ceux que nous appellons manoeuvriers, dont la plûpart n' ayant que leurs bras, ou fort peu de chose au-delà, travaillent à la journée, ou par entreprise, pour qui les veut employer. Ce sont eux qui font toutes les grosses besognes, comme de faucher, moissonner, battre à la grange, couper les bois, labourer la terre et les vignes, défricher, boucher les heritages, faire ou relever les fossez, porter de la terre dans les vignes et ailleurs, servir les maçons, et faire plusieurs autres ouvrages qui sont tous rudes et penibles. Ces gens peuvent bien trouver à s' employer de la sorte une partie de l' année, il est vray que pendant la fauchaison, la moisson et les vendanges, ils gagnent pour l' ordinaire d' assez bonnes journées ; mais il n' en est pas de même le reste de l' année. Et c' est encore ce qu' il faut examiner avec beaucoup de soin et de patience, afin de bien démêler les forts des foibles, et toûjours avec cet esprit de justice et de charité si necessaire en pareil cas, pour ne pas achever la ruine de tant de pauvres gens, qui en sont déja si prés, que la moindre surcharge au-delà de ce qu' ils peuvent porter, acheveroit de les accabler.


Or la dixme de ceux-cy ne sera pas plus difficile, à régler que celle du tisserand, pourvû qu' on s' en veüille bien donner la peine, en observant de ne les quotiser qu' au trentiéme, tant par les raisons déduites en parlant du tisserand qui conviennent à ceux-cy, qu' à cause du chommage frequent ausquels ces pauvres manoeuvriers sont sujets, et des grandes peines qu' ils ont à supporter. Car on doit prendre garde sur toutes choses à ménager le menu peuple, afin qu' il s' accroisse, et qu' il puisse trouver dans son travail de quoy soûtenir sa vie, et se vétir avec quelque commodité. Comme il est beaucoup diminué dans ces derniers temps par la guerre, les maladies, et par la misere des cheres années, qui en ont fait mourir de faim un grand nombre, et réduit beaucoup d' autres à la mendicité, il est bon de faire tout ce qu' on pourra pour le rétablir ; d' autant plus que la plûpart n' ayant que leurs bras affoiblis par la mauvaise nourriture, la moindre maladie ou le moindre accident qui leur arrive, les fait manquer de pain, si la charité des seigneurs des lieux et des curez, ne les soûtient.


C' est pourquoy, comme j' ay fait un détail de ce que peut gagner un tisserand, et de ce qu' il peut payer de dixme royale et de sel, il ne sera pas hors de propos d' en faire autant pour le manoeuvrier de la campagne.


Je suppose que des trois cens soixante-cinq jours qui font l' année, il en puisse travailler utilement cent quatre-vingt, et qu' il puisse gagner neuf sols par jour. C' est beaucoup, car il est certain, qu' excepté le temps de la moisson et des vendanges, la plûpart ne gagnent pas plus de huit sols par jour l' un portant l' autre ; mais passons neuf sols, ce seroit donc quatre-vingt-cinq livres dix sols ; passons quatre-vingt-dix livres ; desquelles il faut ôter ce qu' il doit payer, suivant la derniere ou plus forte augmentation, dans les temps que l' etat sera dans un grand besoin, c' est-à-dire le trentiéme de son gain, qui est trois livres, ce qui doublé fera six livres, et pour le sel de quatre personnes, dont je suppose sa famille composée, comme celle du tisserand, sur le pied de trente livres le minot, huit livres seize sols, ces deux sommes ensemble porteront celle de quatorze livres seize sols, laquelle ôtée de quatre-vingt-dix livres, restera soixante et quinze livres quatre sols.


Comme je suppose cette famille, ainsi que celle du tisserand, composée de quatre personnes, il ne faut pas moins de dix septiers de bled mesure de Paris pour leur nourriture. Ce bled, moitié froment, moitié seigle, le froment estimé à sept livres, et le seigle à cinq livres par commune année, viendra pour prix commun à six livres le septier mêlé de l' un et l' autre, lequel multiplié par dix, fera soixante livres, qui ôtez de soixante-quinze livres quatre sols, restera quinze livres quatre sols ; sur quoy il faut que ce manoeuvrier paye le loüage, ou les réparations de sa maison, l' achat de quelques meubles, quand ce ne seroit que de quelques écuelles de terre ; des habits et du linge ; et qu' il fournisse à tous les besoins de sa famille pendant une année.


Mais ces quinze livres quatre sols ne le meneront pas fort loin, à moins que son industrie, ou quelque commerce particulier, ne remplisse les vuides du temps qu' il ne travaillera pas ; et que sa femme ne contribuë de quelque chose à la dépense, par le travail de sa quenouille, par la coûture, par le tricotage de quelque paire de bas, ou par la façon d' un peu de dentelle selon le païs ; par la culture aussi d' un petit jardin ; par la nourriture de quelques volailles, et peut-être d' une vache, d' un cochon, ou d' une chévre pour les plus accommodez, qui donneront un peu de lait, au moyen de quoy il puisse acheter quelque morceau de lard, et un peu de beure ou d' huile pour se faire du potage. Et si on n' y ajoûte la culture de quelque petite piece de terre, il sera difficile qu' il puisse subsister ; ou du moins il sera réduit luy et sa famille à faire une trés-miserable chere. Et si au lieu de deux enfans il en a quatre, ce sera encore pis, jusqu' à ce qu' ils soient en âge de gagner leur vie. Ainsi de quelque façon qu' on prenne la chose, il est certain qu' il aura toûjours bien de la peine à attraper le bout de son année. D' où il est manifeste que pour peu qu' il soit sur-chargé, il faut qu' il succombe : ce qui fait voir combien il est important de le ménager.


Pour revenir donc au compte de ce que la dixme des arts et métiers pourroit donner sans rien forcer, nous avons vû que nous ne pouvons faire état que de deux millions d' hommes, dont je ne croy pas qu' on doive estimer la dixme au-delà de trois livres pour chacun le fort portant le foible, y compris même le filage des femmes, et tout ce qu' elles peuvent faire d' estimable de prix. Ainsi je compte que cet article pourra monter à la somme de six millions, cy : 6000000 liv.


De sorte que tout ce second fonds ramassé ensemble, fera la somme de quinze millions quatre cens vingt-deux mil cinq cens livres, cy : 15422500 liv.


TROISIEME FONDS
Le sel.
Le troisiéme fonds sera composé de l' impost sur le sel, que je croy devoir être beaucoup moderé, mais étendu par tout peu à peu, en sorte que tous les françois soient égaux à cet égard comme dans tout le reste ; et qu' il n' y ait point de distinction de païs de franc-salé, d' avec celuy qui ne l' est pas.
Voicy quels sont dans le royaume ces païs qu' on appelle de franc-salé, c' est-à-dire non sujets à la grosse gabelle.


La plûpart des côtes de Normandie, la Bretagne, le Poitou, l' Auvergne, le païs d' Aunix, la Xaintonge, l' Angoumois, le Perigord, le haut et bas Limosin, la haute et basse Marche ; les etats de la couronne de Navarre ; le Roussillon, le païs Conquis, l' Artois et le Cambresis ; ce que nous tenons de la Flandre, du Haynault et du Luxembourg ; les Trois Evêchez ; les comtez de Clermont, d' Un, Stenay et Jamets ; les souverainetez de Sedan et de Raucourt, d' Arche et de Châteaurenault ; les duchez de Boüillon et de Retelois ; le comté de Bourgogne ; l' Alsace ; les prevôtez de Longwy, et le gouvernement de Sarre-Loüis.


Ce n' est pas que le roy ne tire du profit des sels qui se consomment dans tous ces païs-là ; mais ce n' est que sur le pied qu' il l' a trouvé établi quand il s' en est rendu maître, lequel est bien au dessous de celuy de la gabelle. Cependant comme les autres impositions sont pour l' ordinaire un peu plus fortes en ce païs de franc-salé ; ce que les habitans croyent gagner d' un côté, leur échape de l' autre.


Le sel est une manne dont Dieu a gratifié le genre humain, sur lequel par consequent il sembleroit qu' on n' auroit pas dû mettre de l' impost. Mais comme il a été necessaire de faire des levées sur les peuples pour les necessitez pressantes des etats, on n' a point trouvé d' expedient plus commode pour les faire avec proportion, que celuy d' imposer sur le sel : parce que chaque ménage en consomme ordinairement selon qu' il est plus ou moins accommodé ; les riches qui ont beaucoup de domestiques, et font bonne chere, en usent beaucoup plus que les pauvres qui la font mauvaise. C' est pourquoy il y a peu d' etat où il n' y ait des impositions sur le sel, mais beaucoup moindres qu' en France, où il est de plus trés-mal oeconomisé.


Les défauts plus remarquables que j' y trouve, sont :
premierement. que les fonds des salines n' appartiennent pas au roy.
deuxiémement. qu' elles sont toutes ouvertes et sans aucune clôture, et par consequent trés-exposées aux larrons, et aux faux-saunages.
troisiémement. qu' il y a beaucoup de particuliers qui ont des rentes et des engagemens sur le sel, ce qui cause de la diminution à ses revenus.
quatriémement. qu' il y a une trés-grande quantité des communautez, et d' autres particuliers qui ont leur franc-salé, ce qui cause encore une diminution considerable aux mêmes revenus ; outre qu' en ayant beaucoup plus qu' ils ne peuvent consommer, ils en vendent aux autres.
cinquiémement. que les païs exempts de la gabelle obligent le roy à un grand nombre de gardes sur leurs frontieres, dont l' entretien luy coûte beaucoup, et qu' on pourroit utilement employer ailleurs.
sixiémement. que le bon marché du sel dans une province, et sa cherté à l' excés dans une autre, y cause deux maux considerables ; dont l' un est le faux-saunage, qui envoye quantité de gens aux galeres ; et l' autre l' imposition forcée du sel, qui contraint les particuliers d' en prendre une certaine quantité, le plus souvent au-delà de leurs forces, sans que celuy qui pourroit leur rester d' une année puisse leur servir pour l' autre ; ce qui les expose à beaucoup d' avanies de la part des gardes-sel, qui fouillent leurs maisons jusques dans les coins les plus reculez, et y portent quelquefois eux-mêmes du faux sel, pour avoir prétexte de faire de la peine à ceux à qui ils veulent du mal.


C' est en gros ce qu' il y a de mal dans la disposition generale des gabelles, sur lesquelles il y auroit beaucoup d' autres choses à dire, mais qui ne sont point necessaires à mon sujet. C' est pourquoy je me réduiray à marquer icy simplement et en peu de paroles les mal-façons sur les voitures, et sur la distribution du sel, soit en gros, soit en détail.
premierement. ceux qui font les voitures, chemin faisant font le faux-saunage tout de leur mieux aux dépens de la voiture même, où le déchet est souvent remplacé par du sable et par d' autres ordures.
deuxiémement. sur la distribution en gros dans les greniers, où il y a toûjours de la tromperie sur le plus ou le moins du poids des mesures, par le coulage du sel, au moyen d' une tremie grillée inventée exprés, pour frauder de quelques livres par minot.
troisiémement. sur le debit à la petite mesure, où le sel est survendu, et souvent augmenté par du sable, et derechef recoulé.
quatriémement. sur le restant dans les greniers au bout de l' année, qui se partage entre les fermiers et les officiers ; mais de maniere, que les premiers ont toûjours la petite part, et souvent rien du tout.


Il est trés-évident que si tous ces défauts rendent la vente du sel trés-onereuse au peuple, ils la rendent encore trés-penible en elle-même, et sujette à de trés-grands frais. C' est pourquoy nos rois pour le faire valoir et en assurer le debit, ont été obligez d' établir tout ce grand nombre de greniers à sel, d' officiers et de gardes, que nous voyons répandus dans toutes les provinces du royaume sujettes à la gabelle ; ce qui en augmente encore le prix, et fait qu' il y a beaucoup de menu peuple dans les païs où il n' est pas forcé, qui en consomment peu, et n' en donnent jamais à leurs bestiaux. D' où s' ensuit que les uns et les autres sont lâches et mal sains ; ce qui ne fait pas la condition du roy meilleure, parce qu' on en debite moins que si on le vendoit à un prix plus bas. Et quoy qu' il semble trés-difficile d' y remedier, à cause du long-temps qu' il y a que ce mal a pris racine, il ne me paroît pas néanmoins impossible qu' on n' en puisse venir à bout, en s' aidant dans l' occasion de l' autorité du roy, à laquelle rien ne resistera dés qu' elle sera employée avec justice.


La premiere chose qui me paroît necessaire, seroit d' ôter cette distinction de provinces ou de païs à l' égard du sel. Et je suis persuadé que l' établissement de la dixme royale, en la maniere proposée en ces memoires, dans les dix-huit generalitez des païs taillables, et sujets à la grosse gabelle ; et la suppression de tous les autres impôts, en ouvriroient un chemin facile. Car on doit supposer comme une verité constante, que le bien-être où ces generalitez se trouveroient bien-tôt, ne manqueroit pas de se faire desirer par les païs les plus voisins, qui demanderoient le même traitement ; ce qui seroit suivi des autres provinces, et ensuite de tout le royaume. Or accordant ce même traitement aux païs où la gabelle n' est pas établie, on pourroit le faire à condition de la recevoir ; et même y ajoûter d' autres moyens pour les en dédommager, comme de les décharger de quelques vieux droits onereux, ou de payer leurs dettes ; ou enfin par tel autre moyen qu' on pourroit aviser, en gagnant les principaux du païs, et en usant d' autorité, où la raison seule ne pourroit pas suffire. Le roy est plus en état de le faire qu' aucun de ses prédecesseurs ; et il n' est pas juste que tout un corps souffre, et que son oeconomie soit troublée, pour mettre quelqu' un de ses membres plus à son aise que les autres.


La seconde chose à faire est, que le roy achete et s' approprie les fonds de toutes les salines du royaume. Aprés quoy il les faudroit réduire à la quantité necessaire la plus précise qu' il seroit possible, eu égard aux consommations des peuples, et à ce qu' on peut debiter de sel aux etrangers ; et supprimer les autres. Il faudroit ensuite fermer ces salines de murailles, ou de remparts de terre avec de bons et larges fossez tout autour ; et y faire aprés une garde réglée comme dans une place de guerre. De trés-mediocres garnisons suffiroient pour cela.


La troisiéme, d' y faire bâtir tous les greniers et les magasins necessaires, et y établir des bureaux où le sel se debiteroit à dix-huit livres le minot à tous ceux qui voudroient y en aller acheter pour en faire marchandise, et le faire ensuite debiter par tout le royaume comme les autres denrées. Si on ne trouvoit plus à propos pour ôter toute occasion de monopole, d' en faire voiturer aux dépens du sel même, (un minot sur vingt suffira pour cela) dans la principale ville de chaque province, ou dans deux selon son étenduë, où il seroit vendu aux bureaux que le roy y a déja, au même prix qu' aux salines ; ce qui en rendroit encore le debit non seulement plus facile et plus avantageux au peuple, mais aussi plus abondant pour le roy.


On suppose que la vente du sel aux etrangers payera largement tant la façon du sel, et le chariage ou portage qu' il en faudra faire dans les greniers et magasins, que les frais du debit qui se fera dans les bureaux, et ceux des garnisons.
Continuant donc à faire ma supputation sur la lieuë quarrée que je me suis proposée pour base de ce systême : je suppose, comme j' ay déja dit, qu' il y a dans chaque lieuë quarrée cinq cens cinquante personnes de tout âge et de tout sexe, et que quatorze personnes consommeront par an un minot de sel ; c' est ce que l' ordonnance leur donne. Il leur faudra donc par an pour le pot et la saliere seulement, quarante minots de sel, qui porteront à dix-huit livres le minot, sept cens vingt livres. Or il y a trente mil lieuës quarrées dans le royaume ; il y faut donc tous les ans douze cens mil minots de sel . On y peut encore ajoûter hardiment cent mil minots , tant pour les salaisons des beures et viandes, que pour les bestiaux. Ce qui fera au moins treize cens mil minots.
Je suppose que le roy tirera de chaque minot ces dix-huit livres quittes de tous frais, par les raisons cy-devant exprimées. Donc ces treize cens mil minots feront un fonds net toutes les années de vingt-trois millions quatre cens mil livres au moins.


Dans les temps de guerre, et quand on sera pressé, on pourroit augmenter le prix du minot de vingt sols, de quarante sols, ou de quatre livres à la fois, en sorte neanmoins qu' il ne passe jamais trente livres ; parce que dés qu' on le vendra plus cher, les païsans n' en donneront plus aux bestiaux, et beaucoup de gens s' en laisseront manquer. Outre qu' il faut toûjours avoir égard à la dixme royale des deux premiers fonds, lesquels chargeant de leur côté comme le sel du sien, feroient bien-tôt trop sentir leur pesanteur, si on la poussoit plus loin.


Il y a une chose de grande importance à observer sur cet article, qui est, que comme il se consomme beaucoup de sel pour les salaisons des moruës, harangs et autres poissons à Dieppe, et aux autres ports de mer ; s' il falloit que ceux qui font ces salaisons, achetassent le sel à dix-huit livres le minot, on ruineroit le commerce du poisson salé qui se fait dans le royaume, et il passeroit tout entier aux anglois et aux hollandois, lesquels font pour l' ordinaire ces salaisons du sel de Saint Hubés en Portugal, qui ne leur coûte presque rien.


C' est pourquoy il est du bien de l' etat de continuer de donner à ceux de Dieppe et autres villes maritimes qui font pareil commerce, le sel au prix accoûtumé pour ces salaisons : en prenant les mêmes précautions qu' on prend aujourd' huy pour empêcher que les habitans de ces villes et lieux n' en mesusent, ou telles autres qu' on jugera les plus convenables.


Supposant donc que tout le royaume se puisse peu à peu réduire à ce prix, je mettray icy le troisiéme fonds, pour le premier et plus bas pied, à la somme cy-dessus calculée de vingt-trois millions quatre cens mil livres ; laquelle augmentera bien plûtôt qu' elle ne diminuëra, à cause de la plus grande consommation qui s' en fera. Mais on peut compter sûrement que le peuple y gagnera le double, non seulement par le rabais du sel, mais encore, parce qu' il sera délivré de tous les frais et friponneries qui se font dans le debit.
Une consideration importante qu' on doit toûjours avoir devant les yeux, est, que le sel est necessaire à la nourriture des hommes et des bestiaux, et qu' il faut toûjours l' aider et le faciliter, sans jamais y nuire, par quelque raison que ce puisse être.
Total de ce troisiéme fonds, vingt-trois millions quatre cens mil livres, cy : 23400000 liv.


QUATRIEME FONDS
Revenu fixe.
Je compose le quatriéme fonds d' un revenu que j' appelleray fixe ; parce que je suppose que les parties qui le doivent former, seront, ou doivent être presque toûjours sur le même pied.


La premiere contiendra les domaines ; les parties casuelles ; les droits de franc-fief et d' amortissement ; les amendes, epaves, confiscations ; le convoy de Bordeaux ; la coûtume de Bayonne, la ferme de broüage ; celle du fer ; la vente annuelle des bois appartenans au roy ; le papier timbré ; le contrôle des contrats, qui seroit trés-utile si on les enregistroit tous entiers, au lieu qu' on n' en fait qu' une notte qui deviendra inutile avec le temps ; le droit de ce contrôle moderé, parce qu' il est trop fort, et qu' il est necessaire à la societé civile de passer des contrats. Le contrôle des exploits ; les postes, ou le port des lettres moderé d' un tiers, et fixé de telle maniere, qu' il ne soit pas arbitraire aux commis de les surtaxer, comme ils font notoirement presque par tout, ce qui meriteroit bien un peu de galeres.


La seconde contiendra les doüanes mises sur les frontieres tant de terre que de mer, pour le payement des droits d' entrée et de sortie des marchandises, réduits par le conseil du commerce sur un pied tel qu' on ne rebute point les etrangers qui viennent enlever les denrées que nous avons de trop, et qu' on favorise le commerce du dedans du royaume autant qu' il sera possible.


La troisiéme sera formée de certains impôts, qui ne seront payez que par ceux qui le veulent bien ; et qui sont à proprement parler la peine de leur luxe, de leur intemperance, et de leur vanité. Tels sont les impôts qu' on a mis sur le tabac, les eaux de vie, le thé, le caffé, le chocolat, à quoy on en pourroit utilement ajoûter d' autres sur le luxe et la dorure des habits, dont l' éclat surpasse la qualité, et le plus souvent les moyens de ceux qui les portent. Sur ceux qui remplissent les ruës de carosses à n' y pouvoir plus marcher, lesquels n' étant point de condition à avoir de tels équipages, meriteroient bien d' en acheter la permission un peu cherement ; ainsi que celle de porter l' epée à ceux qui n' étans ni gentilshommes ni gens de guerre, n' ont aucun droit de la porter. Sur la magnificence outrée des meubles ; sur les dorures des carrosses, sur les grandes et ridicules perruques, et tous autres droits de pareille nature, qui judicieusement imposez, en punition des excés et desordres causez par la mauvaise conduite d' un grand nombre de gens, peuvent faire beaucoup de bien, et peu de mal.


En voicy un autre dont je ne fais point de compte, mais qui pourroit être pratiqué avec une trés-grande utilité. Il y a dans le royaume environ trente-six mil paroisses, et dans ce nombre de paroisses, il n' y a pas moins de quarante mil cabarets, dans chacun desquels il se pourroit debiter année commune, quinze muids de vin , de cidre , ou de biere , selon les païs, à ceux qui y vont boire, s' il arrivoit un temps plus favorable au peuple. Supposant donc les aydes supprimées, ce ne seroit pas leur faire tort, que d' imposer trois livres dix sols sur chaque muid de vin bû dans le cabaret, et non autrement ; et sur le cidre et la biere à proportion ; cela ne reviendroit qu' à un liard la pinte, et pourroit en produisant un revenu considerable, qui iroit à plus de deux millions, contenir un peu les païsans, qui les jours de dimanches et de fêtes, ne desemplissent point les cabarets, ce qui pourroit peut-être obliger les plus sensez à demeurer chez eux. Mais il faudroit toûjours distinguer ce qui seroit bû au cabaret, de ce qui seroit livré au dehors à pot et à pinte, qui doit être exempt de cet impost.


J' estime que les trois premieres parties cy-dessus bien recherchées et jointes ensemble, produiront annuellement, à les beaucoup moderer, au moins dix-huit millions de livres , que je considere comme un revenu fixe qu' on laisseroit toûjours à peu prés au même état, pour ne rien déranger au commerce, ni à la commodité publique, pour laquelle il faut toûjours avoir de grands égards, par préference à toutes autres choses : cy : 18000000 liv.
De sorte que ces quatre fonds generaux joints ensemble, rendront année commune la somme de cent seize millions huit cens vingt-deux mil cinq cens livres, laquelle pourra être augmentée suivant les besoins de l' etat, par degrez dans une proportion juste, et toûjours suivie, qui ne souffrira aucune confusion, ainsi qu' il se verra cy-aprés dans la seconde partie de ces memoires. Sur quoy il est à remarquer que les trois premiers fonds étant susceptibles d' augmentation, pourront être augmentez proportionnellement, mais le quatriéme non ; parce qu' il contient des parties qui ayant rapport au commerce, pourroient le troubler, et causer de l' empêchement aux consommations ; ce qu' il faut éviter. C' est pourquoy dans les tables suivantes, nous proposerons chaque augmentation du premier dixiéme des trois premiers fonds, le quatriéme demeurant toûjours au même état, par la raison que dessus.



SECONDE PARTIE
Aprés avoir établi les fonds qui doivent composer celuy de la dixme royale ; j' ay crû qu' il étoit à propos de mettre à la tête de cette seconde partie une table, comme je l' ay promise, qui serve à fixer avec facilité la quotité de cette dixme selon les necessitez de l' etat, depuis le vingtiéme jusques au dixiéme. Ce qui est déja un trés-grand avantage pour la levée des deniers publics, qu' on puisse sçavoir avec quelque précision ce que chaque fonds doit produire.


Il faut observer trois choses sur cette table.
la premiere , que nous appellons premier fonds, la grosse dixme . Second fonds, l' industrie . Troisiéme fonds, le sel . Et quatriéme fonds, le revenu fixe .
la seconde , qu' aprés le revenu simple exposé une fois, tous les fonds seront réduits en un, auquel sera ajoûté le premier dixiéme des trois premiers, dans les dix articles suivans.
Et la troisiéme , que si au lieu du dixiéme on les vouloit augmenter seulement d' une vingtiéme partie, ou d' une trentiéme ; cela se pourra avec la même facilité, en suivant la même métode.


PARTIE 2

CHAPITRE 1
Au surplus, que l' estimation des revenus de l' etat, selon ce nouveau systême, telle qu' elle vient d' être supputée, soit trop forte ou trop foible à plusieurs millions prés, cela n' est d' aucune consequence ; parce que tous les calculs qu' on en a faits, ne sont à proprement parler, que des modéles et des essais pour faire connoître le systême en luy-même : et que la quotité de cette dixme royale, se peut hausser ou baisser selon les besoins de l' etat.
Au reste, il seroit superflu de pousser ces augmentations plus loin par trois raisons.
La premiere, que tous les revenus du roy avec tous les extraordinaires qu' on a pû y ajoûter pendant cette derniere guerre, n' ont point été à plus de cent soixante millions de livres ; fonds suffisant pour soûtenir la prodigieuse dépense que le roy étoit obligé de faire, pour défendre l' etat contre toutes les forces de l' Europe, s' il avoit pû être continué.


La seconde, que cette somme fait presque le tiers de l' argent monnoyé du royaume ; et par consequent qu' il n' est pas possible qu' elle entre plusieurs années de suite dans les coffres du roy, sans alterer le commerce, qui ne peut subsister, si l' argent ne roule incessamment.


La troisiéme, qu' il est évident par tout ce que j' ay dit, que cette quotité des subsides, quoy que répartie avec une grande proportion, ne pourroit être poussée plus loin sans ruiner les peuples, principalement ceux qui n' ont point d' autre revenu que celuy de leur industrie, et du travail de leurs mains, lesquels seroient accablez et réduits à la mendicité, qui est le plus grand malheur qui puisse arriver à un etat ; car la mendicité est une maladie qui tuë dans fort peu de temps son homme, et de laquelle on ne releve point.
C' est pourquoy je croy devoir encore repeter icy, qu' au cas que ce systême soit agréé, il faudra bien prendre garde à ne pas pousser la dixme plus haut que le dixiéme , et même n' en approcher que le moins qu' il sera possible. Parce que la dixme royale levée au dixiéme, emporteroit deux sols pour livre, en même temps que la dixme ecclesiastique et les droits seigneuriaux en enlevent autant ; et que le sel de son côté en tirera à soy pour le moins deux autres, ce qui joints ensemble reviennent à six sols pour livre, dont le roy profitant de quatre pour la dixme et le sel , et le clergé et les seigneurs de deux, il ne restera plus que quatorze sols pour la part du proprietaire et de son fermier, sur quoy il faut faire tous les frais du labourage. De sorte que la dixme étant élevée jusqu' au dixiéme des fruits de la terre, on doit compter que le proprietaire ne jouïroit que du tiers du revenu de sa terre, son fermier de l' autre, et le roy, l' eglise et les seigneurs de l' autre, ce qui seroit un joug bien pesant, qu' on doit éviter d' imposer tant qu' on pourra, et soûtenir toûjours la dixme royale le plus prés du vingtiéme qu' il sera possible ; se persuadant que si une fois l' etat est débarassé de toutes les charges inutiles dont il est accablé, et acquitté de ses dettes, que la dixme des fruits de la terre au vingtiéme jointe aux trois autres fonds, sera plus que suffisante pour fournir à toutes les dépenses necessaires de l' etat, tant qu' il ne sera question de guerre.


PARTIE 2

CHAPITRE 2
Pour peu qu' on veuille s' appliquer à bien examiner ce systême, il sera facile de se convaincre, qu' il est le meilleur, le mieux proportionné, et le moins sujet à corruption qui se puisse mettre en usage.


C' est un moyen sûr de subvenir aux necessitez de l' etat pour grandes qu' elles soient, sans que le roy soit jamais obligé de créer aucune rente sur luy ; ni qu' il ait besoin du secours de la taille, ni des aydes, ni des doüanes provinciales, ni d' aucunes affaires extraordinaires, telles qu' elles puissent être ; non pas même de la part qu' il prend dans les octrois des villes du royaume, dont les murs, aussi-bien que les portes et autres edifices publics, déperissent depuis qu' on a ôté les moyens de les entretenir.


Ce moyen est encore sûr pour l' acquit des dettes de sa majesté ; pour le rachat des engagemens de la couronne, et pour le remboursement des charges de l' etat ; même des rentes créées sur l' hôtel de ville de Paris, qu' il est bon de diminuer le plus qu' il sera possible.


Enfin il remettra en valeur les terres qui sont venuës à un trés-bas prix ; et on doit s' attendre que son exacte observation ramenera l' abondance dans le royaume, parce que les peuples qui ne craindront plus la surcharge des tailles personnelles, comme il a déja été dit, travailleront à qui mieux mieux. D' où s' ensuivra encore necessairement qu' avant qu' il soit peu, les revenus du roy et ceux des particuliers s' augmenteront notablement ; et que le royaume, dont le peuple est fort diminué, se repeuplera bien-tôt, attendu qu' il s' y fera beaucoup de mariages ; que les enfans y seront mieux nourris par rapport à la foiblesse de leur âge, et les païsans mieux vêtus. Les etrangers même viendront s' y habituer, quand ils s' appercevront du bonheur de nos peuples, et qu' ils y verront de la stabilité. La pauvreté sera bannie du royaume ; on n' y verra plus les ruës des villes, et les grands chemins pleins de mendians, parce que chaque paroisse se trouvera bien-tôt en état de pouvoir nourrir ses pauvres, même de les occuper. Le commerce de province à province, et de ville à ville, se remettra en vigueur, quand il n' y aura plus ni aydes ni doüanes au dedans du royaume ; ce qui fera que la consommation sera d' autant plus grande, qu' elle sera plus libre. D' où naîtra l' abondance des denrées de toutes especes, laquelle venant à se répandre par tout le royaume, se fera bien-tôt sentir jusques sur les côtes, où elle facilitera encore le commerce étranger. Et comme les peuples cesseront d' être dans l' état miserable où ils se trouvent, et qu' ils deviendront plus aisez, il sera bien plus facile d' en tirer les secours necessaires, tant pour les fortifications de la frontiere, que pour les ouvrages des ports de mer, sûreté des côtes, et entreprises de rendre navigables quantité de rivieres, au trés-grand bien des païs qui en sont traversez ; les arrosemens des païs qui en ont besoin ; le desséchement des marais ; les plantis des bois et forêts où il en manque ; le défrichement de ceux où il y en a trop ; et enfin la réparation des grands chemins : tous ouvrages d' autant plus necessaires, qu' ils peuvent tous contribuer considerablement à la fertilité des terres de ce royaume, et au commerce de ses habitans.


Ajoûtons que rien ne prouve tant la bonté de ce systême que la dixme ecclesiastique, qui est d' ordinaire plus, ou du moins aussi forte que la taille ; et qui se leve par tout sans plainte, sans frais, sans bruit, et sans ruiner personne. Au lieu que la levée de la taille, des aydes, des doüanes, et des autres impositions, dont ce systême emporte la suppression, font un effet tout contraire. Il n' y a donc qu' à prier Dieu qu' il benisse cet ouvrage, et qu' il luy plaise d' inspirer au roy d' en faire l' experience, pour être assuré d' un succés trés-heureux pour luy et pour ses peuples.


Au surplus, ce projet peut être la régle d' une capitation generale la mieux proportionnée qui fût jamais, et dont les payemens se feroient de la maniere la plus commode et la moins sujette aux contraintes. C' est à mon avis l' unique et le seul bon moyen qu' on puisse employer à la levée des revenus du roy, pour empêcher la ruine de ses peuples, qui est la principale fin que je me suis proposée dans ces memoires.


PARTIE 2

CHAPITRE 3
Bien que l' utilité de ce systême se puisse prouver aussi démonstrativement qu' une proposition de geométrie, et qu' il n' y ait aucun lieu de douter de la possibilité de son execution ; je ne laisse pas d' être persuadé, que si on entreprenoit de l' établir tout à la fois et à même tems dans tous les païs où la taille est personnelle, on pourroit peut-être y trouver bien des difficultez par la quantité d' oppositions qu' on y feroit. C' est pourquoy mon avis est de le conduire pied à pied, jusqu' à ce que l' utilité en soit dévelopée, et reconnuë du public d' une maniere qui luy en fasse voir tout le merite ; pour lors loin que personne s' y oppose, on le recherchera avec empressement : mais il est vrai qu' avant cela, il est necessaire de faire connoître cette utilité.


Pour y parvenir, je serois d' avis d' y proceder par la voye de l' experience ; et à cet effet, de faire choix de deux ou trois elections du royaume, en resolution, que si deux ou trois ans aprés qu' on aura réduit leur taille et leurs autres subsides en dixme royale, les peuples n' en sont pas contens ; ou que ce nouveau systême soit trouvé moins avantageux pour le roy que les précedens, de remettre les tailles et les autres subsides sur le vieux pied.
Cela une fois disposé, messieurs les intendans propres à cette execution, choisis et instruits à fond des intentions du roy ; la premiere chose que je me persuade qu' ils auront à faire, doit être de s' assembler, pour concerter entr' eux la maniere dont ils s' y pourront prendre pour établir cette dixme comme elle est proposée avec l' uniformité requise ; et aprés qu' ils seront convenus de ce qu' ils auront à faire, que chacun d' eux se rende à son intendance, pour y travailler conformément à ce qu' ils auront résolu.


Mais comme cet essay ne pourra mettre ce systême en pratique dans toute son étenduë, parce qu' on le suppose restreint à des elections séparées et isolées tout autour par des païs où la dixme royale ne sera pas encore établie, et qu' il est d' ailleurs necessaire que le roy ne perde rien de ce qu' il avoit accoûtumé d' en tirer ; il faudra d' abord commencer par examiner à quoy pourront monter les revenus que sa majesté en tire, pour les convertir en dixme, et distribuer le sel par imposition ; et le reste comme il est expliqué cy-aprés au chapitre de l' election de Vezelay. Ce qui fera que la quotité de la dixme sera plus haute dans ces elections de plus d' un tiers qu' elle ne seroit, si ce systême étoit pratiqué par tout generalement.


La seconde application de ces messieurs doit être :
premierement , d' examiner avec soin ce qu' il y aura de personnes dans ces elections qui tirent des pensions, gages ou appointemens du roy ; qui ont des rentes constituées sur l' hôtel de ville de Paris, sur les tontines, sur le sel, sur les postes, ou sur d' autres fonds qui soient à la charge du roy : quels peuvent être les émolumens des officiers de justice, et de tous les gens de plume : le gain des marchands, des artisans et des manoeuvriers : et quel nombre il y a de serviteurs, pour les faire tous contribuer proportionnellement, et toûjours en bons peres de familles, comme il est dit dans l' exposition du second fonds de ce systême ; parce que cette contribution doit régler la quotité des fruits de la terre de ces elections dans ce commencement, ainsi que des autres revenus.


secondement , de prendre une aussi grande connoissance qu' ils le pourront de la quantité des terres à labour, vignes, prez, pâtures, bois, etangs, pescheries, maisons, moulins, et de tous autres biens sujets à la dixme royale cy-devant specifiez, que contiendront ces elections ; et ce que ces terres, vignes, prez, bois, etc. Peuvent rendre une année portant l' autre, afin de fixer avec plus de proportion la quotité de la dixme royale des fruits, sur ce qu' ils jugeront qu' elle pourra être affermée, le montant de l' article précedent déduit, par rapport à la somme que ces elections ont coûtume de rendre au roy, par la taille, les aydes, et tous autres subsides quelconques ; même pour la plus-valuë du sel s' il y en a ; à quoy le produit de la dixme ecclesiastique leur servira de beaucoup.


Mais il y a une observation importante à faire, qui est, que la dixme des vignes et des prez se peut bien lever en espece, ou abonner : mais qu' il y aura de la difficulté pour la dixme des bois, dont il faudra attendre les coupes qui n' arrivent que de neuf ans en neuf ans ; ou de dix en dix ; ou de quinze en quinze ; ou de vingt en vingt ans, comme en mon païs. Ou bien parce que ce seront des fûtayes, qui n' ayant point de coupes reglées qui ne soient trés-éloignées l' une de l' autre ; il n' est pas possible d' en percevoir la dixme en espece d' une année à l' autre sans troubler tout l' ordre des coupes. Il faut donc necessairement l' abonner, ce qui se doit faire comme une taxe sur chaque arpent de bois, accommodée au prix de ce que la coupe vaut par arpent dans chaque païs, car cela est fort different. Mais l' âge de la coupe et le prix des ventes étant connu, il sera aisé de regler celuy de la dixme. Car supposé que celuy de la vente la plus commune d' une coupe de vingt ans, soit de quarante livres, cela reviendra à quarante sols de rente par an, dont ôtant le quart pour l' interêt des avances, les gardes et les hazards du feu et des larrons pendant vingt ans, le restant sera de trente sols, dont la dixme au Xxe sera de dix-huit deniers, ce qui donnera pour dix arpens 15 sols ; pour cinquante arpens, 3 l 15 s. Pour cent arpens, 7 l 10 s. Et pour mil, 75 liv. De dixme, et ainsi des autres de même prix et qualité. Observation qui peut servir pour toutes les autres especes qui y ont du rapport.


Je joindrai cy-aprés une espece de modêle de cette conversion de la taille, des aydes, etc. En dixme royale, comme je croy qu' elle pourroit être faite, seulement pour en donner une idée, ne doutant point que ceux que le roy employera pour l' essay de ce systême, connoissant l' importance du sujet, ne le fassent avec toute la justesse et la précision necessaire, selon la situation des lieux, par la grande attention qu' ils y donneront ; et la correspondance continuelle qu' ils auront les uns avec les autres, pour garder une parfaite uniformité qui est absolument necessaire dans de pareils établissemens.


Au reste, comme la quotité de la dixme royale, tant à l' égard des fruits de la terre, que des maisons, et de toutes les autres choses sur lesquelles elle s' étend, doit être certaine et sçûë de tous les contribuables ; il est important qu' elle soit déclarée par un tarif public, qui sera renouvellé tous les ans, à cause des augmentations et des diminutions qui pourroient arriver d' une année à l' autre, suivant que les affaires du roy le requereront, et affiché à la porte de l' eglise paroissiale de chaque lieu, afin que chacun y puisse voir clairement et distinctement ce à quoy il est obligé.


Il y aura encore trois choses à observer à l' égard de la dixme des fruits de la terre, dont il est bon que messieurs les intendans choisis soient avertis. La premiere est, de faire défenses trés-expresses, à peine de confiscation, d' enlever les débleures, de dessus la terre, ni de mettre les gerbes en trésaux, que le dixmeur royal n' ait passé et levé sa dixme. Cela se fait à la dixme ecclesiastique en plusieurs païs. Il sera même necessaire d' obliger les proprietaires d' avertir le dixmeur royal avant que de lier, afin que cette levée se fasse de concert, et que les fruits de la terre ne souffrent point de déchet par le retardement du dixmeur ; ce qu' il est trés-important d' empêcher, tant pour ne pas donner au peuple une juste occasion de se plaindre, que pour ne le pas mettre à la mercy du dixmeur. La seconde , de regler comment le dixmeur en doit user, quand ayant compté les gerbes d' un champ, il en restera 4567 ou 8 plus ou moins que le compte rond. La troisiéme , de faire défenses, sous de grosses peines, de frauder la dixme, soit par vol, dégast des bestiaux, glanages, ou telle autre maniere de friponnerie que ce puisse être. Et c' est sur quoy il faudra garder une grande severité.


à l' égard du sel, il en faudra proportionner la distribution au nombre des habitans qui se trouveront dans l' étenduë de ces elections, leur en faisant donner, suivant l' ordonnance, un minot pour douze ou quatorze personnes, grands et petits, à 182226 ou 30 livres le minot, selon que les affaires du roy le requereront. Comme c' est le moins que quatorze personnes en puissent consommer dans une année, il n' y a pas lieu d' apprehender qu' ils en mesusent. Il sera necessaire pour éviter les fraudes, que cette distribution de sel se fasse aux familles selon le nombre de têtes de chacune, par un tarif exprés, qui marquera précisément la quantité de livres, demy livres, onces, quarterons, etc. Que chacun en doit avoir. Tout cela se peut réduire facilement à la petite mesure ; et on pourroit même charger le fermier de la dixme royale, de cette distribution, lequel en feroit les deniers bons ; si mieux n' aimoient les sauniers ordinaires la faire eux-mêmes.


Je ne puis m' empêcher sur cela de faire observer encore une fois, qu' il y va de la conscience du roy de ne point souffrir qu' on fasse passer le sel en le mesurant, par une tremie grillée de trois à quatre étages. Ce coulage est une supercherie inventée de ce régne au profit des officiers du sel, qui partagent les revenans bons avec les fermiers de la gabelle ; action digne de châtiment, car le coulage du sel au travers de ces tremies grillées, en dérobe ordinairement dix livres par minot. Je sçay qu' ils sont autorisez à cela par un arrest du conseil, mais je ne doute pas qu' il n' ait été surpris, ou donné sur de faux exposez. Si aprés cela les habitans de ces elections veulent davantage de sel pour faire des salaisons, ils iront en prendre dans les greniers à sel. Ayant été imposé sur chaque famille de cette election, comme il a été dit cy-dessus, il n' y a pas lieu de craindre qu' ils en mesusent.


Il est sans difficulté que cet établissement fera quelque peine la premiere année ; mais la deuxiéme tout se rectifiera et reviendra à cette proportion tant desirée, et si necessaire au bien de ce royaume. Aprés l' arangement de cette dixme achevé, on s' appercevra bien-tôt du bon effet qu' elle produira ; en ce que les peuples des elections voisines, qui en reconnoîtront le merite, ne manqueront pas de demander le même traitement : c' est pourquoy il sera bon de les attendre, et on peut s' assurer que les premieres épines une fois arrachées, tout deviendra facile. On ne sçauroit donc trop s' attacher dans les commencemens à la perfection de cet etablissement, et on ne doit point se lasser de corriger jusqu' à ce qu' on l' ait réduit à toute la simplicité possible ; car c' est en cela même que doit consister sa plus grande perfection.


PARTIE 2

CHAPITRE 4
Partant la taille a excedé la dixme ecclesiastique , de 7566 l 10 s. Ce qui pourroit donner quelque soubçon contre le systême de la dixme royale, si on n' avoit autre chose à dire. Mais il est à remarquer : 1. Qu' il y a beaucoup de paroisses dans cette election où le dixmeur ecclesiastique ne perçoit point la dixme des vins. 2. Que les bleds ne sont icy estimez qu' à huit deniers la livre ; les seigles, orges et avoines à proportion, et les vins à dix-huit livres le muid ; au lieu que dans les paroisses cy-dessus de Normandie, dont la fertilité, quoy que mediocre, est fort au-dessus de celle de l' election de Vezelay, les bleds sont estimez à un sols la livre, et la dixme levée au Xie. On doit de plus faire attention, que l' année 1699 sur laquelle nous nous réglons, est une de celles qui a le moins produit de grains, et par consequent de dixme ; ce qui se prouve par leur cherté, le froment s' étant vendu sur le pied de douze deniers la livre. Il est de plus à considerer que l' election de Vezelay, est un des païs du royaume où il y a le moins de terres labourables ; que prés des deux tiers de son étenduë sont remplis de bois, ou terres vagues et vaines. Que les terres en culture étant d' une fertilité bien au dessous de la mediocre, ne produisent que des siegles, orges et avoines, et tout au plus le tiers de froment, et que l' année 1699 étant celle qui a suivi immediatement la paix ; les levées des revenus du roy étoient encore dans un excés insoûtenable ; défaut qui ne se peut continuer, sans reduire les peuples à l' impossible. Au lieu que la dixme étant proportionnée au rapport des païs, se peut soûtenir à perpetuité, avec certitude d' une augmentation continuelle des revenus du roy par les suites. Dautant que le païs se repeuplant, le labourage des terres augmentera, la culture en sera beaucoup meilleure ; et beaucoup qui sont abandonnées par impuissance, se défricheront ; les bestiaux de même que les hommes s' augmenteront, et la dixme royale par consequent. Au surplus comme celle-cy n' excepte rien, et qu' on prétend y assujétir tout ce qui porte revenu, elle surpassera de beaucoup l' ecclesiastique, parce que partie des vignes, et beaucoup d' heritages particuliers qui sont exempts de l' ecclesiastique, seront assujétis à la royale, de même que les prez, les bois et les bestiaux.
On sçait d' ailleurs que tous les païs de ce royaume ont des proprietez trés-differentes les uns des autres, qui produisent des revenus differens. Tel abonde en bled, qui n' a que peu ou point de vin, ou qui l' a de mediocre qualité. Tel abonde en vin, qui n' a que trés-peu de bled ; d' autres manquent de bois, d' autres de prez, et d' autres de bestiaux. D' autres manquent presque de tout cela, qui ont beaucoup de fruits, de manufactures et de commerce. Et d' autres enfin ont de tout, bien que peu de l' un et de l' autre. Soit tout ce qu' on voudra, dés que la dixme royale sera établie sur tout ce qui porte revenu, rien ne luy échapera, et tout payera à proportion de son revenu : seul et unique moyen de tirer beaucoup d' un païs sans le ruiner. Cela est clair, et si clair, qu' il faut être ou stupide, ou tout à fait mal intentionné, pour n' en pas convenir.


PARTIE 2

CHAPITRE 5
Rien ne peut prouver avec plus d' évidence, combien le systême de la dixme royale seroit avantageux au roy et à ses peuples, s' il étoit établi par tout le royaume ; que de faire voir combien il auroit été profitable aux habitans de l' election de Vezelay, qui est, comme il a été dit, un des plus mauvais païs du royaume, si les levées de l' année 1699 y avoient été faites selon ce systême. Année que nous nous sommes proposée pour exemple, comme une des plus chargée de tailles et autres subsides. Ce qu' il y auroit eu de gracieux à cela, c' est que supposé cet etablissement fait, et une paix de durée, il n' y a point d' année que les revenus du roy ne se fussent augmentez, sans rien forcer ni violenter personne ; benediction qui ne peut avoir lieu que par le benefice de la dixme royale, qui mettroit chacun en état, quand il auroit payé sa dixme, de pouvoir dire, cecy est à moy ; ce qui leur auroit donné courage de s' employer à l' augmenter, à faire valoir de son mieux.
Enfin, il s' ensuit de cette recherche, que si la levée des revenus de sa majesté dans cette election, s' étoit faite par la dixme royale l' année 1699 qu' elle en auroit été extrêmement soulagée.


premierement , en ce que les peuples auroient gagné un tiers sur le sel, qui est toûjours une partie considerable, sans que le roy y eût rien perdu.


secondement. que les exempts, privilegiez, les faux-exempts, demy-exempts ocultes et non privilegiez, en auroient porté leur part, et payé comme les autres, à la décharge des pauvres et de ceux qui sont sans protection, qui est toûjours un grand avantage pour l' etat.


troisiémement. qu' il n' y auroit point eu d' executions ; parce que la dixme se payant sur le champ et en espece par les mains de son dixmeur, personne n' eût été en demeure de payer : et par consequent point de frais, non plus que de contributions tacites à titre de presens, pour avoir un peu de temps, lequel une fois expiré, les contraintes recommencent plus cruelles que jamais. La même chose à l' égard des bestiaux, en laissant le choix aux proprietaires de payer en espece, ou de s' abonner.


quatriémement. que la maniere de percevoir ainsi la dixme eût prévenu les contraintes, de même que les non-valeurs. cinquiémement. que la disproportion des impositions par rapport au revenu de chacun, de même que les recommandations n' auroient plus eu de lieu.


D' où se seroit ensuivi la suppression des passedroits et des injustices qui s' exercent à cette occasion dans les paroisses. Et bien que la dixme au Xiie fût une grande charge, les peuples de cette election s' en seroient trés-bien trouvez, et il n' eût pas été question de diminuer d' une pistole les revenus du roy. Au lieu que continuant d' être imposez selon l' usage ordinaire, quand on diminuëroit la taille et le sel d' un tiers, les peuples n' en seroient guéres plus à leur aise. Et pour conclusion, cette taille à laquelle se rapportent toutes les autres impositions selon l' usage qui se pratique, desole cette election, et réduit les trois quarts de ses habitans au pain d' orge et d' avoine, et à n' avoir pas pour un ecu d' habits sur le corps. D' où s' ensuit la desertion des plus courageux, la mort et la mendicité d' une partie des autres, et une trés-notable diminution de peuples ; qui est le plus grand mal qui puisse arriver dans un etat. Il y a six ou sept ans que cette remarque a été faite ; et depuis ce temps-là le mal s' est fort augmenté, sans compter que la septiéme partie des maisons sont à bas, la sixiéme partie des terres en friche, et les autres mal cultivées. Que beaucoup plus de moitié de la superficie de cette election, est couverte de bois, de hayes, et de broussailles. Que la cinquiéme partie des vignes est en friche, et les autres trés-mal-faites. Ajoûtons encore à tout cela, que le païs est sec et arride, sans autre commerce que celuy des bois à floter, et d' un peu de bétail. Que la plûpart des terres ne s' ensemencent que de quatre ou cinq années l' une, et ne rapportent que du seigle, de l' avoine, du bled noir, trés-peu de froment : et le tout en petite qualité, ce païs étant naturellement le plus mauvais, et l' un des moins fertiles du royaume. Au reste, tout ce que j' en dis n' est point pris sur des observations fabuleuses et faites à vûë de païs ; mais sur des visites, et des dénombremens exacts et bien recherchez, ausquels j' ay fait travailler deux ou trois années de suite ; c' est pourqu oy je les donne icy pour veritables. Bien que tout ce qui a été dit cy-devant des paroisses de Normandie, et de l' election de Vezelay, suffise pour faire connoître le grand bien qui peut arriver au roy et à ses peuples, du bon usage qu' on peut faire de la dixme royale ; je me sens encore obligé d' avertir, qu' attendu la diversité de terroir dont toutes les provinces du royaume sont composées, (n' y en ayant pas une seule qui se ressemble,) il ne se peut que les estimations cy-dessus, bien que faites avec toute la précision possible, puissent parfaitement convenir à toutes, il y aura sans doute du plus et du moins. Mais si cette proposition est agréée, il sera du soin et du bon esprit de ceux qui seront chargez de son etablissement, de suppléer aux défauts qui s' y trouveront, le plus judicieusement qu' ils pourront, et toûjours par rapport à l' integrité de cette proposition, qui n' ayant pour objet unique que le service du roy, le repos et le bonheur de ses peuples, ne sçauroit être desaprouvée des gens de bien. Avant que de finir, je dois supplier trés-humblement sa majesté pour laquelle ces memoires sont uniquement faits, de vouloir bien se donner la peine de faire attention, que tant que la levée de ses revenus s' exigera par des voyes arbitraires, il est impossible que les peuples ne soient exposez à un pillage universel répandu par tout le royaume ; attendu que de tous ceux qui y sont employez, il n' y en a peut-être pas de cent un, qui ne songe à faire sa main, et à profiter tant qu' il peut de son employ ; ce qui ne se peut que par des vexations indirectes sur les peuples. Et cela est si vray, que si de l' heure que j' écris cecy, il plaisoit à sa majesté d' envoyer nombre de gens de bien affidez dans les provinces, pour en faire une visite exacte jusques aux coins les plus reculez et les moins frequentez, avec ordre de luy en rendre compte, sans déguisement, sa majesté seroit trés-surprise d' apprendre, que hors le fer et le feu, qui Dieu mercy n' ont point encore été employez aux contraintes de ses peuples, il n' y a rien qu' on ne mette en usage ; et que tous les païs qui composent ce royaume, sont universellement ruinez.


PARTIE 2

CHAPITRE 6
Par le contenu de cette table, on voit que supposé l' estimation de la premiere trop forte de vingt millions huit cens vingt-deux mil cinq cens livres , le systême seroit encore excellent ; puisque dés la troisiéme et quatriéme augmentation, le revenu sera suffisant.
Mais poussons cecy plus loin, et achevons de convaincre les plus incredules, en faisant voir par une troisiéme table, que supposé la premiere estimation trop fort de trente millions, et plus, le systême seroit encore bon ; et pour cet effet, mettons la grosse dixme à quarante-huit millions seulement, l' industrie à dix, le sel à seize, et le revenu fixe à douze ; ce qui fait au total, quatre-vingt-six millions ; et pour les trois premiers fonds, soixante et quatorze millions de livres, dont le dixiéme est sept millions quatre cens mil livres , qui seront repetez à chaque augmentation : le tout ordonné comme il suit.
Dixiéme augmentation du dixiéme. Par cette troisiéme table, on voit que dés la cinquiéme augmentation on commence à avoir un trés-bon revenu ; et que les suivantes le poussent jusqu' à cent soixante millions , sans outrepasser le dixiéme, qui est une somme dont on n' aura jamais besoin, quelqu' affaire qui puisse arriver, supposé l' etat acquitté de ses dettes : preuve évidente de l' infaillibilité et de l' excellence de ce systême.


On remarquera de plus, que le debit du sel dans la seconde table, est réduit à neuf cens quarante-quatre mil quatre cens quarante-quatre minots seulement ; et dans la troisiéme, à huit cens trente-trois mil trois cens trente-trois minots , qui est assurément un tiers moins qu' il ne s' en debite à quatorze personnes pour minot, ainsi qu' il a été montré cy-dessus, page 109 ce qui diminuë d' un tiers le produit de ce fonds, et fait voir de plus en plus la bonté de ce systême. Mais supposé qu' il arrivât une guerre aussi fâcheuse que celle que nous souffrons aujourd' huy, pour laquelle il falût des fonds plus considerables que ceux de la dixme royale, sur le pied de la troisiéme table, qui est de cent soixante millions ; il est certain que pourvû qu' on observe dans les rentes de l' hôtel de ville de Paris, autant d' integrité et de bonne foy qu' on en a gardé jusqu' à present, on trouvera toûjours là des fonds pour suppléer pendant plusieurs années à ce qui pourroit manquer au produit de la dixme royale ; qu' on rembourseroit dans la suite aprés la paix, sans être obligé de mettre aucun impost onereux, ni d' avoir recours aux affaires extraordinaires qui sont toûjours mauvaises pour le public et pour les particuliers, de quelque maniere qu' on les puisse concevoir.


PARTIE 2

CHAPITRE 7
Nous avons une troisiéme preuve non moins sensible que les précedentes de l' excellence de ce systême ; c' est celle qui resultera de l' estimation que nous allons faire des fruits d' une lieuë quarrée. Mais comme cette estimation a son application à tout le royaume, il ne sera pas sans doute mal à propos, que pour plus d' intelligence, elle soit précedée du contenu de la France en lieuës quarrées ; et du dénombrement des peuples qu' elle contient.


Voila sans doute un grand sujet d' étonnement pour ceux qui croyent la France si dépeuplée ; et de quoy bien surprendre le celebre Vossius s' il étoit encore en vie, d' avoir écrit qu' elle ne contenoit que cinq millions d' ames. Les plus anciens de ces dénombremens sont ceux du comté de Bourgogne, et de l' Alsace, qui n' ont pas plus de douze à quatorze ans. Celuy de Paris peut en avoir dix ; tous les autres sont du commencement de ce siecle, et ont été faits par les intendans des provinces en consequence des ordres qu' ils en ont reçûs de la cour ; lesquels vray-semblablement n' y ont pas épargné leurs soins. Cependant je ne puis me figurer que Paris soit aussi peuplé qu' on le fait, et que luy seul contienne presque autant que sa generalité, qui est une des plus étenduës du royaume, et dans laquelle sont renfermées quantité de villes, de bourgs, et de païs bien peuplez ; ce qui peut faire douter avec raison qu' il n' y ait eu quelque mécompte, ainsi que dans quelques autres generalitez. Car j' en voy dont les dénombremens doublent à peu de chose prés celuy de la generalité de Paris ; nous devons cependant croire que ceux qui les ont faits, y ont apporté toute l' exactitude possible. Si dans Paris nous supposons vingt-quatre mil maisons, les fauxbourgs compris, comme quelques-uns le veulent, ce seroit trente personnes par maison, tant grande que petite. Et s' il y a trente mil maisons au lieu de vingt-quatre, selon d' autres ; ce seroit encore vingt-quatre personnes par maison l' une portant l' autre. J' ay bien de la peine à croire que cette ville, toute grande qu' elle est, puisse être si peuplée.


Il seroit à desirer que le roy voulût bien s' éclaircir davantage sur ces dénombremens, en ordonnant une revûë annuelle plus exacte, dont l' extrait se fist en tables, comme nous le dirons cy-aprés, pour avoir toutes les particulieres uniformes. Il apprendroit par ce moyen.


I. Les accroissemens et les déperissemens de ses peuples, et ce qui les cause.
II. Les accidens generaux et particuliers qui leur arrivent de temps en temps.
III. L' infinité de distinctions qui se sont introduites parmy eux ; le mal qu' elles y causent, et le nombre de gens de chaque espece, qui les composent.
IV. En quoy consiste son clergé ; combien de cardinaux, d' archevêques, d' evêques, d' abbez, réguliers et commendataires, et autres moindres beneficiers séculiers et réguliers, à la nomination de sa majesté ; et leur revenu.
V. Les differentes dignitez des eglises et chapitres ; le nombre des chanoines qui les composent, et generalement tous les beneficiers servans toutes les eglises cathedrales et collegiales du royaume ; leur revenu et leurs privileges.
VI. Le nombre des eglises paroissiales, et de leurs annexes ou succursales ; celuy des curez, vicaires, prêtres, et autres ecclesiastiques qui les desservent ; leur revenu, et en quoy il consiste.
VII. Quelles sont les abbayes régulieres, leur ordre ; le nombre des religieux et religieuses qu' elles entretiennent, et leur difference.
VIII. Combien de communautez de mendians, le nombre des religieux qu' elles entretiennent, et leur difference ; et generalement tout ce qui compose l' ordre ecclesiastique.
IX. Tout le corps de la noblesse, y observant les differences et distinctions, depuis le roy jusqu' au simple gentilhomme.
X. Les gens de robbe et de pratique de toutes especes ; et leur difference, selon leur gradation et dignité.
XI. Toutes les especes de manufactures, et le nombre de gens qu' elles occupent.
XII. Les nouveaux convertis, et ceux qui persistent dans leur erreur. Xiii. Les lutheriens, supposé qu' il y en ait quelqu' un dans le royaume ; les juifs, et gens d' autre religion.
XIV. Les etrangers ; et generalement tout ce qui meritera quelque remarque particuliere.
XV. Les places fortes où il y a des garnisons perpetuelles, et celles où il n' y en a plus.
XVI. Les bâtimens publics de quelque consideration.
Et finalement tout ce qu' il y a de remarquable dans le royaume qui merite attention.
On pourroit se dispenser de faire tous les ans l' examen ou la recherche de l' état et proprieté des provinces, comme on a fait en dernier lieu, mais la revûë pure et simple des peuples. Et de dix en dix ans, un examen de l' état de ces mêmes provinces, et de leurs proprietez particulieres. Se servir pour ces dénombremens simples d' un formulaire en table, à la fin de laquelle on pourroit joindre des remarques courtes et succintes sur les sujets qui auront rapport à ce dénombrement. Et à l' égard de l' examen de l' état des provinces, je voudrois dresser un autre formulaire sur le modêle des memoires de Messieurs De Basville et De Bouchu, qui ont trés-bien fait les leurs, ou de quelqu' autre semblable. Les chinois, au rapport du pere le comte jesuite, et des autres auteurs qui en ont écrit, observent une métode pour faire le dénombrement de leur peuple trés-aisée, et qui paroît fort bien ordonnée ; on pourroit s' en servir, en corrigeant ou ajoûtant ce que l' on trouveroit à propos. On pourroit même pousser ces dénombremens jusques aux bestiaux, cela n' en seroit que mieux, mais je n' estime pas qu' il soit bien necessaire. Il est certain que le roy en tireroit de grands avantages, ne fût-ce que d' apprendre tous les ans, comme nous venons de le dire, l' accroissement où le décroissement de ses peuples, le plus ou le moins d' ecclesiastiques, de moynes ou de religieux qui ne foisonnent que trop dans le royaume ; le trop ou trop peu de noblesse, et ainsi des autres ordres, suivant quoy sa majesté seroit à même d' arrêter les trop grands accroissemens des uns, et de procurer l' augmentation des plus foibles.


Au surplus, quoy que la France parroisse peuplée de dix-neuf millions quatre-vingt-quatorze mil tant de personnes ; il est pourtant vray de dire que de l' étenduë et fertilité qu' elle est naturellement, elle en pourroit aisément nourrir de son crû jusqu' à vingt-trois, et même jusqu' à vingt-cinq millions, et davantage. Le détail de la lieuë quarrée que nous mettrons à la suite de ce paragraphe, contient la preuve de cette verité. Il est encore vray que dans tout le nombre qui s' en est trouvé, il y a prés d' un dixiéme de femmes et de filles plus que d' hommes et de garçons ; presque autant de vieillards et d' enfans, d' invalides, de mendians, que de gens ruinez, qui sont sur le pavé, que de gens d' un âge propre à bien travailler et aller à la guerre ; la famine et la desertion en ayant consommé beaucoup. à joindre que depuis les premiers dénombremens, dont on a tiré ces abregez, les peuples ne se sont pas augmentez ; au contraire ils ont diminué, en étant sorti grande quantité du royaume, à l' occasion de la presente guerre, qui est celle où nous a engagé la succession d' Espagne, par l' évasion secrette et presque continuelle qui se fait peu à peu des nouveaux convertis ; ce qui joint au mécompte qui peut s' être glissé dans ces premiers dénombremens, pourroit bien avoir causé une diminution de quatre à cinq cens mil ames. C' est de quoy nous ne tiendrons cependant aucun compte, n' ayant rien qui nous prouve le plus ou le moins ; et c' est la raison pour laquelle nous nous sommes réduits à cinq cens cinquante personnes par lieuë quarrée.


La lieuë quarrée de vingt-cinq au degré, est de 2282 toises trois pieds de long, et de 5209806 toises un quart en quarré, mesure du Châtelet de Paris, revenant à 4688 arpens 82 perches et demy, l' arpent supposé de cent perches quarrées, la perche de vingt pieds, et le pied de douze pouces, ainsi qu' il a déja été dit cy-dessus.
Pour en faire la distribution en païs cultivé, on la suppose traversée.


Les deux chemins royaux ne peuvent rapporter que par les arbres plantez sur les bords, et les bestiaux qui vont paître l' herbe qui y croît. Ces arbres seront ou des arbres fruitiers, ou des chesnes, ormes ou peupliers, selon l' usage des païs ; les premiers par leurs fruits, et les seconds par la coupe qu' on en fera de cinquante en cinquante ans, ne laisseront pas de produire un revenu considerable, mais nous n' en ferons point de compte, et nous en laisserons le produit pour l' entretien des chemins et des ouvrages publics de la campagne, et partant : neant .


Les quatre petits chemins faisant ensemble une longueur double de celle des grands, on pourroit du moins y planter autant d' arbres, qui rendroient encore un revenu considerable,... les bords des eaux, qui pour l' ordinaire sont plantez de bois, peuvent aussi produire considerablement, mais nous n' en ferons point d' estimation, et nous les laisserons à l' usage cy-dessus,...


on ne dira rien icy de l' article de la pesche de la riviere, ruisseaux et etangs, parce qu' il fait partie du second fonds. Les hayes pourront produire quantité de bourrées et de fagots de leur superflu, à l' usage des habitans ; les grands arbres qui se trouveront y être crûs ou plantez, feront aussi du revenu. Cependant nous n' en ferons point de compte,... l' espace occupé par l' eglise et le cimetiere,... les places occupées par les maisons et jardins, peuvent produire des fruits, des herbes et des légumes pour des sommes considerables, et donner lieu à la nourriture de menu bétail et de volaille ; cependant nous ne mettrons encore rien pour cet article,... les colombiers,... on ne parle point icy des moulins à bled, à huile et à papier, forges, martinets, fenderies, bâtoirs à chanvre et à ecorce, des sciries à eau, fouleries de draps, poudreries, emouloirs, etc. Parce qu' ils font partie du second fonds. Les terres vagues et vaines ou en communes, ne peuvent produire que des pâturages, quelques garennes, bois ou broussailles, dont nous ne ferons aucun compte icy,... des six cens arpens de bois, nous en laisserons deux cens pour croître en haute-futaye necessaire aux bâtimens publics et particuliers, et nous n' en mettrons que quatre cens de taillis, pour faire chaque année une coupe reglée de vingt arpens, laquelle portera quatorze cordes par arpent ; ce qui fera deux cens quatre-vingt cordes, sans y comprendre les fagots, cordes et charbon, bretillage et mauvais bois : la corde estimée à 4 liv. Qui est le prix commun de mon païs, cet article donnera au moins... 1120 l. Trois cens arpens de vigne, estimez à quatre muids de récolte par commune année pour chaque arpent, feront douze cens muids, qui estimez à 11 liv. Feront la somme de 13200 liv. Mais attendu que les frais des façons et vendanges en emportent la moitié ou approchant, nous ne mettrons icy que... 6600 l. Cinq cens arpens de prez, à deux chariots par arpent, feront mil chariots, à cinq livres le chariot,... 5000 l. Regain ou revivre, l' équivalent d' un demy chariot par arpent, et partant deux cens cinquante chariots, à 5 liv. Le chariot, font... 1250 l. Les terres labourables, divisées en trois cours, dont deux en culture, l' autre en repos ; ceux en culture ensemencez, l' un de bon bled, l' autre d' orge ou d' avoine, chaque cours faisant neuf cens deux arpens, dont celuy de bon bled ensemencé de 601 septiers et demy, est estimé rapporter 3 et demy pour un, les semences remplacées, ce qui produiroit environ 2104 septiers, un peu plus un peu moins, qui estimez, bon an mal an, à 6 liv. Le septier donnera... 12624 l. Huit cens arpens, ensemencez d' orge ou d' avoine, dont la récolte doit égaler au moins celle des bons bleds, et partant deux mil septiers, estimez à 4 liv. Feront... 8000 l. Cent deux arpens de pois, féves, et chenevieres, estimez à 15 liv. L' arpent,... 1530 l. Total du produit de la lieuë quarrée,... 36124 l. Que nous réduirons encore à trente-cinq mil pour la bonne mesure et les non-valeurs, qui est bien sûrement le moins qu' on la puisse estimer, supposant les terres passablement cultivées et entretenuës à peu prés dans leur juste valeur. Si nous supposons presentement la France contenir trente mil lieuës quarrées, qui est ce que nous avons trouvé par le mesurage le plus exact de nos meilleures cartes : et que pour tout revenu des fonds de terre, le roy se contente d' exiger le vingtiéme de chaque lieuë quarrée pour la dixme royale, il se trouvera que le contenu en cet article seul, luy vaudra cinquante-deux millions cinq cens mil livres , qui est le moins qu' on se puisse raisonnablement proposer. Que si on ajoûte à cela la dixme de l' industrie , et autres parties qui composent le second fonds ; le sel réduit à dix-huit livres le minot, qui est le troisiéme fonds : et le revenu fixe , qui est le quatriéme, composé des parties casuelles, des doüanes ôtées du dedans du royaume, reculées sur la frontiere, et beaucoup moderées ; des anciens domaines de la couronne ; de la vente annuelle des bois et forêts du roy ; du tabac, caffé, thé, chocolat, papier timbré ; des poudres et salpêtres ; des postes, le port des lettres diminué, et réduit sur le pied où elles étoient avant Mr. De Louvois, avec les précautions énoncées aux pages 112 et 113.


Des amendes, epaves, confiscations, etc. Il se trouvera que le roy peut aisément se faire un revenu ordinaire de cent millions , et plus, qui sera presque insensible, et n' incommodera personne. Que s' il survient des affaires à sa majesté qui l' obligent à de plus grandes dépenses, elle pourra rehausser la dixme royale, le sel, et la dixme de l' industrie, mais non le revenu fixe, qui doit toûjours demeurer dans le même état : par exemple, du 20 au 18 ; du 18 au 16 ; du 16 au 14 ; du 14 au 12 ; et du 12 au 10, qui est le point suprême qu' il ne faut jamais outre-passer. On repete cela souvent, parce qu' on ne sçauroit trop le repeter ; car jusques-là tout le monde peut vivre, mais passé cela, le bas peuple souffriroit trop. Eh ! Pourquoy pousseroit-on la chose plus loin ? Et que voudroit-on faire d' un revenu qui pourroit monter à plus de cent quatre-vingt millions ? S' il est bien administré, il y en aura plus qu' il n' en faut pour subvenir à tous les besoins de l' etat, tels qu' ils puissent être ; s' il l' est mal, on aura beau se tourmenter, tirer tout ce que l' on pourra des peuples, et ruiner tous les fonds du royaume, on ne viendra jamais à bout de satisfaire l' avidité de ceux qui ont l' insolence de s' enrichir du sang de ses peuples.


Tout ce qui a été dit jusques icy, sert à démontrer que la dixme royale, telle que nous la proposons, est un moyen sûr d' enrichir le roy et l' etat, sans ruiner personne.


Reste à faire voir ce que la lieuë quarrée peut nourrir de monde de son crû ; et par rapport à elle tout le royaume, sans être obligé d' avoir recours aux etrangers.
Nous avons trouvé que la lieuë pouvoit produire 2104 septiers de bon bled : ajoûtons-y un quart d' orge aux dépens du cours des petits bleds, viendra 2630 septiers. Nous estimons que chaque personne peut consommer environ trois septiers de bled par an ; il est vray que les vieillards au dessus de cinquante ans, les enfans au dessous de dix ; et ceux qui mangent de la viande et boivent du vin, en mangeront moins ; mais hors ceux-là, il s' en trouvera peu qui ne consomment leurs trois septiers de bled mesure de Paris, et même au de-là par commune année.


Si nous divisons donc 2630 septiers par trois, viendra 876 personnes ; laissons-en vingt-six pour la part des oyseaux, chiens, chats, rats, et autres animaux domestiques et sauvages, et réduisons-nous à 850 personnes par lieuë quarrée ; il se trouvera que si la France en contient trente mil, elle pourra aisément fournir de son crû à la nourriture de vingt-cinq millions cinq cens mil ames , nombre assurément fort superieur à celuy qu' elle contient presentement. Tous les détails cy-dessus étant des preuves convaincantes et démonstratives de la bonté et de l' excellence du systême de la dixme royale, et des avantages réels et effectifs qu' on en doit esperer ; ne le sont pas moins de la necessité de son établissement, que nous avons d' ailleurs amplement expliqué.


PARTIE 2

CHAPITRE 8
Opositions et objections qui pourront être faites contre ce systême .
Il y auroit de la temerité à prétendre que ce systême pût être generalement approuvé. Il interesse trop de gens pour croire qu' il puisse plaire à tout le monde. Il déplaira aux uns, parce qu' ils jouïssent d' une exemption totale, tant pour leurs personnes, que pour leurs biens : et que ce systême n' en souffre absolument aucune, telle qu' elle soit. Aux autres, parce qu' il leur ôteroit les moyens de s' enrichir aux dépens du public, comme ils ont fait jusqu' à present : et aux autres enfin, parce qu' il leur ôtera une partie de la consideration qu' on a pour eux, en diminuant ou supprimant tout-à-fait leurs emplois, ou les reduisant à trés-peu de chose. Et c' est ce que nous expliquerons par ordre. C' est pourquoy on ne doit pas être surpris, si la critique la plus mordicante se déchaîne pour le décrier ; mais je suis d' avis de laisser dire, et de ne s' en point mettre en peine. Quand un grand roy a la justice de son côté jointe au bien évident de ses peuples, et deux cens mil hommes armez pour la soûtenir, les oppositions ne sont guéres à craindre.


I. Entre ceux qui l' approuveront le moins, et qui feront tous leurs efforts pour le faire rejetter, messieurs des finances pourront bien y avoir la meilleure part. Parce que n' étant plus question de tant de fermes, ni d' aucune affaire extraordinaire, il est sans doute que leur grand nombre ne sera plus necessaire pour la direction des finances, et que ceux-mêmes qui y demeureront employez sous les ordres de monsieur le contrôleur general ; n' auront pas de grandes discussions à faire ; ce qui marque déja un grand bien pour l' etat en general.
II. Les fermiers generaux ne l' approuveront pas aussi, non seulement parce que les fermes seroient réduites à un trés-petit nombre ; mais encore, parce qu' il ôteroit bien des revenans bons à celles qui resteroient, et les débroüilleroit de maniere, qu' on y verroit bien plus clair que par le passé ; ce qui ne seroit pas sans quelque déchet des moyens qu' ils ont eu jusqu' icy de faire leurs affaires.
III. Les traitans et gens d' affaires en seront les plus fâchez, parce qu' ils n' en auront plus du tout ; et c' est ce qui leur fera trouver ce systême bien mauvais.
IV. Messieurs du clergé ne l' approuveront peut-être pas tout-à-fait, parce que le roy se payant par ses mains, il ne sera plus obligé de les assembler, et de leur faire aucune demande, non plus qu' aux autres corps de l' etat ; la dixme royale dixmant sur tout, dixmera aussi la leur ; ce qui pourra causer quelque chagrin tacite aux plus élevez, mais les autres en seront bien aises, parce qu' ils payeront leur contribution en denrées, sans être obligez de mettre la main à la bourse. D' ailleurs les proportions y étant bien observées, le haut clergé ne se déchargera plus aux dépens du bas, comme ceux-cy se plaignent qu' ils ont fait jusqu' à present.
V. La noblesse qui ne sçait pas toûjours ce qui luy convient le mieux, s' en plaindra aussi ; mais la réponse à luy faire, est contenuë dans les maximes mises à la tête de ces memoires. Aprés quoy, l' on trouvera icy à la marge de quoy l' appaiser, si elle est raisonnable ; et ce d' autant plus, que la lésion qu' elle en souffrira, ne sera qu' imaginaire, puis qu' au contraire ses revenus en augmenteront par la meilleure culture et la plus-valuë des terres, et par la plus grande consommation qui se fera des denrées.
VI. Les exempts par charges, vieux et nouveaux, seroient ceux qui auroient, ce semble, plus de raison de s' en plaindre, puisque la dixme royale éteindra et supprimera les exemptions qu' ils ont achetées bien cher. Mais cette même dixme, en procurant à ce royaume le plus grand bien qui luy puisse arriver, donnera encore moyen de rembourser peu à peu ceux dont les emplois ne sont pas necessaires.
VII. Le corps des gens de robbe se pourra peut-être joindre aux autres plaignans, parce que les emolumens de leurs charges se trouverent assujétis à la dixme royale comme les autres. Mais les maximes sur lesquelles ce systême est fondé, les doivent d' autant plus satisfaire, qu' elles sont pour ainsi dire l' ame des loix, dont ils sont les interpretes, comme ils doivent être garands de leur execution.
VIII. Les elûs et les receveurs des tailles ne manqueront pas d' y trouver à redire, parce qu' il leur ôtera plusieurs petites douceurs, et bien de la consideration ; mais en remboursant peu à peu les charges de ceux dont on n' aura plus besoin, et payant les gages aux autres, ils ne seront pas en droit de s' en plaindre.
IX. Peut-être que le peuple criera d' abord, parce que toute nouveauté l' épouvante ; mais il s' appaisera bien-tôt, quand il verra d' une maniere à n' en pouvoir douter, que cette innovation a pour objet principal et trés-certain, de le rendre bien plus heureux qu' il n' est.
X. Tous ceux enfin qui sçavent pescher en eau trouble, et s' accommoder aux dépens du roy et du public, n' approuveront point un systême incorruptible, qui doit couper par la racine toutes les pilleries et malfaçons qui s' exercent dans le royaume dans la levée des revenus de l' etat.
Pour conclusion, on ne doit attendre d' approbation que des veritables gens de bien et d' honneur, desinteressez, et un peu éclairez ; parce que la cupidité de tous les autres, se trouvera lésée dans cet établissement.


Mais la réponse à faire à tous ces plaignans, est de les renvoyer aux maximes qui sont à la tête de ces memoires, et qui en font le fondement, desquelles ils ne sçauroient disconvenir ; à sçavoir, l' obligation naturelle qu' ont tous les sujets d' un etat, de quelque condition qu' ils soient, de contribuer à le soutenir à proportion de leur revenu, ou de leur industrie, sans qu' aucun d' eux s' en puisse raisonnablement dispenser : tout privilege qui tend à l' exemption de cette contribution étant injuste et abusif. S' ils sont raisonnables ils s' en contenteront ; et s' ils ne le sont pas, ils ne meritent pas qu' on s' en mette en peine, attendu qu' il n' est pas juste que le corps souffre, pour mettre quelques-uns de ses membres plus à son aise que les autres.


Venons presentement aux objections. Comme les preuves que nous avons données de la bonté du systême de la dixme royale, emportent le consentement de l' esprit de ceux-mêmes qui ne le voudroient pas, on a recours à de prétenduës impossibilitez, lesquelles bien examinées s' évanoüissent.


Ces objections se réduisent à quatre. La premiere regarde les granges pour renfermer la dixme des fruits ; et on prétend que pour les bâtir il faudroit des sommes immenses. La seconde, qu' on ne trouvera point de fermiers qui les veulent affermer. La troisiéme, que si on en trouve, ils seront sans caution. Et la quatriéme enfin, que le roy a besoin d' argent present et comptant, et que les dixmes n' en donnent que tard.


On a déja répondu à ces objections, lors qu' on a traité le premier fonds, de la dixme royale, d' une maniere qui ne souffre point de replique. On a montré que dans plus de la moitié de la France, on ne se sert point de granges pour renfermer la récolte des fruits ; et on a fait voir par une supputation exacte, qu' en Normandie et ailleurs, où les granges sont en usage, que quand les fermiers du roy n' en trouveroient pas avec autant de facilité que font les fermiers des gros décimateurs ecclesiastiques, une somme de mil ou douze cens livres sera plus que suffisante pour bâtir une grange capable de renfermer une dixme de deux mil livres de rente au moins ; et que l' avantage que le peuple recevroit par cette maniere de lever la taille, qui auroit toûjours une proportion naturelle au revenu des terres, sans qu' elle pût être alterée ni par la malice et la passion des hommes, ni par le changement des temps ; et qui le délivreroit tout d' un coup de toutes les vexations et avanies qu' il souffre de la part des collecteurs, des receveurs des tailles, et de leurs suppôts, et tout ensemble des miseres où le réduit la perception des aydes comme elles se levent ; compenseroit abondamment la dépense de la grange, qui pourroit être avancée par les fermiers, et reprise sur les paroisses pendant les six ou neuf années du premier bail, ce qui iroit à trés-peu de chose. Que comme les gros décimateurs ecclesiastiques ne manquent point des fermiers avec de bonnes cautions, pour prendre leurs dixmes à ferme, dont ils payent même le prix de mois en mois par avance, le roy n' en manqueroit pas non plus. Et quant à la derniere objection qui paroît la plus plausible ; on a dit, que la taille ne se paye ordinairement qu' en seize mois, et qu' il y a toûjours beaucoup de non-valeurs. Que l' experience de ce qui se passe entre les décimateurs ecclesiastiques et leurs fermiers, étoit une conviction manifeste que le roy sans se faire faire aucune avance, pourroit faire remettre le produit des dixmes dans ses coffres en douze ou quatorze mois au plus sans aucune non-valeur. Il est vray qu' il y a de certains païs dans le royaume où l' argent étant rare, la vente des fruits n' est pas toûjours presente ; mais cette objection se resout par le payement de la taille même, qui ne peut être faite que de la vente des fruits de la terre. C' est pourquoy si toutes sortes de gens solvables sont reçûs aux encheres, comme les curez, les gros bourgeois, les gentilshommes mêmes, que cela ne fasse point de tort à la qualité de ceux-cy, et que tous y puissent faire un gain honnête, la dixme royale ne demeurera pas ; et dés qu' un fermier sera en état de payer une année ou deux d' avance, il ne sçauroit manquer d' y bien faire ses affaires. Ainsi cette difficulté se réduit à rien, en ramenant les choses à leur principe.


De plus, la dixme royale aura encore cette utilité, qu' elle produira par les suites quantité de petits magasins de bled dans les paroisses, lesquels en soulageant les peuples dans les cheres années, enrichiront ceux qui les auront faits.


C' est ainsi que les romains en ont usé non seulement pendant le temps de la république, mais encore pendant que l' empire et les empereurs ont régné. Les subsides qu' ils levoient sur les peuples, consistoient principalement dans la dixme des fruits de la terre, sans distinction de qui que ce soit, non pas même des terres des eglises ; et ils se servoient heureusement de ces fruits, tant pour la subsistance de leurs armées, que pour la nourriture des peuples mêmes, à qui ils faisoient distribuer le bled à un certain prix dans le temps de disette. Il est manifeste par nôtre histoire, que les rois de la premiere et seconde race, et même quelques-uns de la troisiéme, en ont usé à peu prés de même, jusqu' à ce qu' ils ayent entierement gratifié l' eglise de la part qu' ils avoient aux dixmes.


PARTIE 2

CHAPITRE 9
estat et rolle des exempts.
il ne sera pas inutile de joindre icy un etat de tous ceux qui joüissent de l' exemption de la taille, du taillon, de l' ustensile, des logemens de gens de guerre et autres charges, tant pour leurs personnes, que pour leurs biens ; et qui la procurent aux autres par leur autorité ou par leur faveur.


Premierement. Les terres que le roy, la reine, monseigneur le dauphin, les enfans de France, et les princes du sang possedent comme seigneurs particuliers : même celles de leurs principaux officiers et domestiques, lesquelles ne pouvant plus être protegées extraordinairement selon ce systême, payeroient comme les autres, sans distinction, la dixme royale.
II. Celles des ministres et secretaires d' etat, de leurs commis, secretaires, etc.
III. Les commensaux de la maison du roy de toutes especes ; les gendarmes, chevaux-legers, gardes du corps, grenadiers à cheval, etc. Toutes les autres charges civiles et militaires de la maison du roy et de nosseigneurs les enfans de France.
IV. Les ecclesiastiques du premier ordre, comme cardinaux, archevêques, evêques, gros abbez commendataires, leurs officiers, et ceux qui en sont protegez : ... ceux du deuxiéme ordre, etc.
V. Les ordres de chevaleries, sçavoir du saint esprit, de Malthe, de S. Loüis, de S. Lazare, etc.
VI. Toute la noblesse du royaume, sçavoir les princes, ducs et pairs, maréchaux de France, les marquis, comtes, barons et simples gentilshommes, etc.
VII. Les hauts officiers de robbe ; sçavoir Mr. Le chancelier, les conseillers d' etat, les maîtres des requêtes, et tous ceux qui composent les conseils du roy. Les presidens, conseillers, chevaliers d' honneur, procureurs et avocats generaux des parlemens et cours superieures. Les chambres des comptes et cours des aydes, et les bureaux des tresoriers de France.
VIII. Les baillifs, senéchaux, presidens, conseillers, et gens du roy des sieges et jurisdictions subalternes.
IX. Les intendans des provinces, leurs secretaires et subdeleguez, et ceux qui en sont protegez.
X. Les officiers des elections, les receveurs generaux des provinces ; les receveurs des tailles, les officiers des eaux et forêts ; ceux des greniers à sel, les maréchaussées, etc.
XI. Les gouverneurs de provinces, et ceux des places frontieres, les etats majors de ces mêmes places, etc.
XII. Les officiers de guerre servant actuellement, qui ne sont pas gentilshommes ; les officiers d' artillerie, commissaires des guerres ; et plusieurs autres especes de gens semblables.
XIII. Ceux qui possedent les lieutenances de provinces venduës depuis peu, ainsi que les gouvernemens des villes du dedans du royaume.
XIV. Les maires et syndics des villes, leurs lieutenans, et les echevinages privilegiez.
XV. Plusieurs charges que la necessité a fait créer dans ces derniers temps, à la grande foule des peuples.
XVI. Les terres franches et nobles des païs d' etats ; les villes franches, et plusieurs autres compris dans le corps de l' etat, sans en porter les charges, qui retombent sur le pauvre peuple.
XVII. Les gros fermiers et sous-fermiers du premier, second et troisiéme ordre.
XVIII. Les exempts par industrie, qui sont ceux qui trouvent moyen de se racheter en tout ou en partie des charges publiques, par des presens, ou par le credit de leurs parens et autres protecteurs ; le nombre de ceux-cy est presque infini.


Sur quoy il y a trois remarques importantes à faire.
La premiere, que la décharge des exempts, tels qu' ils soient, tombe necessairement sur ceux qui ne le sont pas, lesquels sont sans contredit la plus nombreuse partie de l' etat et la plus pauvre ; et les menace par consequent d' une ruine totale, qu' on ne sçauroit prévenir et empêcher, que par l' établissement de la dixme royale.


La seconde, que ces exemps qui font la partie la plus considerable du royaume quant au bien, mais non quant au nombre, n' en faisant pas la milliéme partie, sont ceux qui possedent à peu de chose prés, tous les fonds de terre, ne restant presque à l' autre partie, que ce qui provient de son industrie, dans laquelle nous comprenons la culture des terres, façons de vignes, la nourriture des bestiaux, le commerce, tous les arts et métiers, et tous les autres ouvrages de la main.


La troisiéme, que bien que ces exempts le soient de la taille, du taillon, de l' ustensile, et des logemens de gens de guerre, ils ne le sont pas du sel pour la plûpart, des aydes, des doüanes, de la capitation, ni de tous les droits qui se levent sur les marchandises à l' entrée et sortie du royaume ; non plus que des postes, à l' exception de quelques-uns, et de ce qui se leve sur les epiceries, le sucre, les eaux-de-vie, le thé, caffé, chocolat, le tabac, et plusieurs autres drogues et denrées ; bien que plusieurs font tout ce qu' ils peuvent pour s' en exempter, et qu' ils s' en exemptent en partie par industrie, ou autrement. Or il est certain que toutes ces personnes ont interest, que la dixme royale ne s' établisse jamais ; parce que si elle l' étoit, il n' y auroit pas plus d' exemption pour eux que pour les autres, puisqu' il n' y en auroit point du tout. C' est pourquoy le roy doit d' autant plus se méfier de ceux qui lui feront des objections contre ce systême, que le pauvre peuple, en faveur duquel il est proposé, n' ayant aucun accés prés de sa majesté, pour lui representer ses miseres, il est toûjours exposé à l' avarice et à la cupidité des autres, toûjours au bout de ses affaires, jusqu' à être le plus souvent privé des alimens necessaires au soûtien de la vie ; toûjours exposé à la faim, à la soif, à la nudité, et pour conclusion réduit à une miserable et malheureuse pauvreté, dont il ne se releve jamais. Or l' établissement de la dixme royale préviendroit infailliblement toutes ces miseres, et répareroit bien-tôt le desordre. On n' y verroit pas tant de grandes fortunes à la verité, mais on y verroit moins de pauvres, tout le monde vivroit avec commodité, et les revenus du roy augmenteroient tous les ans à vûë d' oeil, sans être à charge, ni faire tort à l' un plus qu' à l' autre.


PARTIE 2

CHAPITRE 10
projets de dénombremens ; et de l' utilité qu' on en peut retirer.
j' ay promis un formulaire de dénombrement des peuples ; c' est de quoy je vais m' acquitter le plus succintement que je pourray.


Le royaume de France étant assez considerable, pour meriter que le roy soit informé à fond du nombre et de la qualité des sujets qui le composent une fois l' année, il est question de trouver un moyen qui puisse donner lieu de le faire connoître à fond, sans confusion et avec aisance.


Pour cet effet, il me paroît que le meilleur qu' on puisse mettre en usage, est celuy de diviser tout le peuple par décuries comme les chinois, ou par compagnies comme nos régimens ; et de créer des capitaines de paroisses pourvûs du roy, qui auront sous eux autant de lieutenans qu' il y aura de fois cinquante maisons ou environ, lesquels seront pareillement sous-ordonnez au commandant des lieux où il y en aura. Je m' explique : si une paroisse est de cent feux, un peu plus ou moins, on y pourroit mettre un capitaine et deux lieutenans, qui auront inspection sur cinquante feux chacun, c' est-à-dire sur cinquante familles ; la visite desquelles ils seront obligez de faire quatre fois l' année, de maison en maison, pour se faire representer toutes les familles, hommes, femmes et enfans ; les voir, et s' informer des changemens et nouveautez qui y arrivent, et en charger leur registre, qu' ils renouvelleront tous les ans. Et parce que la principale fonction de ces gens-là doit être d' assez bien connoître ces cinquante familles, et tout le monde y contenu, grands et petits, pour en pouvoir fournir le dénombrement toutes et quantes fois qu' ils en seront requis ; ils auront soin de les observer, et d' en tenir compte, même des gens qui meurent et qui naissent, et d' être toûjours prêts à fournir ledit dénombrement. Ils pourront encore être chargez d' appaiser les querelles qui arriveront dans ces cinquante maisons ou ménages, et les empêcher de se plaider les uns les autres. Si par les suites le roy juge à propos de leur donner plus d' autorité on le pourra faire, mais je croy qu' on fera bien de s' en tenir là, jusqu' à découverte de plus grands besoins. On pourra donner ces charges de capitaines aux principaux seigneurs des paroisses, et les lieutenances aux autres gentilshommes des lieux s' il y en a, comme seigneurs ou non, sinon aux meilleurs bourgeois. Et parce que cela ne laissera pas de leur donner des soins qui les détourneront de leurs affaires pour quelque temps ; on pourra au lieu de gages ou appointemens leur faire donner une poule tous les ans par ménage, ou six sols au choix du payeur. Ces poules se pourront partager entr' eux avec la même proportion qui s' observe dans les troupes ; c' est-à-dire, que le capitaine en prendroit la moitié, et les lieutenans l' autre, s' ils sont deux, qu' ils partageront par égale portion ; s' il y a trois lieutenans, le capitaine prendra deux parts, et chacun des lieutenans une, ce qui fera cinq parts égales du tout.


Il faudroit aussi joindre quelques honneurs à ces emplois, comme la qualité de monsieur , et le chapeau à la main quand les gens de leurs cinquantaines leur parleront ; un banc distingué à l' eglise, et le rang à la procession et à l' offerte, aprés les seigneurs et gentilshommes des lieux. Cela une fois établi, quand il plaira au roy de faire faire le dénombrement de son peuple, il n' y aura qu' à adresser les ordres aux intendans, qui en envoyeront des copies imprimées aux presidens des elections, et les leur en consequence ; et ceux-cy aux capitaines de paroisses, qui en deux fois vingt-quatre heures y auront satisfait, si les officiers font leur devoir.


à l' égard du formulaire de ces dénombremens , je n' en ay point trouvé de plus commode, que de les faire par tables divisées en colonnes ; la premiere desquelles contiendra les maisons sur pied ; la seconde, les hommes ; la troisiéme, les femmes ; la quatriéme, les grands garçons ; la cinquiéme, les grandes filles, la sixiéme, les petits garçons, la septiéme, les petites filles ; la huitiéme, les valets ; la neuviéme, les servantes ; et la dixiéme, le total des familles ; comme il est representé cy-aprés dans la table donnée pour exemple, dans laquelle tous les habitans supposez être d' une paroisse, sont dénommez par noms, surnoms et professions. Et c' est dequoy pour bien faire, il faudra envoyer des modéles à tous les capitaines des paroisses, afin que tous s' y conforment.


Il est à remarquer : premierement . Que s' il y a des etrangers dans le lieu en nombre considerable, il n' y aura qu' à ajoûter une colonne pour eux.
secondement. qu' un (...) dans le quarré des hommes ou des femmes, marque les veufs ou les veuves ; et dans les autres quarrez, qu' il n' y a personne dans la famille de l' espece contenuë en sa colonne.
troisiémement. que le même (...) continué dans tous les quarrez d' une famille, signifie les maisons abandonnées.
quatriémement. que deux ou plusieurs familles accolées ensemble, marquent autant de ménages dans une même maison.
cinquiémement. que s' il y a des hameaux dans la paroisse dont on fait le dénombrement , il en faudra mettre le nom en titre pour les distinguer, et ensuite les écrire dans l' ordre de ladite paroisse. La même chose des censes, et autres lieux écartez qui n' ont pas même seigneur, ou qui sont separez de celuy où est le clocher, mais qui sont de la même paroisse.
et sixiémement. que tous les garçons et filles à marier de la troisiéme et quatriéme colonne, doivent être âgez ; sçavoir, les garçons de quatorze ans et plus, et les filles depuis douze en sus ; et que tous les petits garçons et petites filles des deux colonnes suivantes doivent être au dessous de cet âge, sçavoir les garçons de quatorze ans, et les filles de douze. Le surplus s' explique nettement par la table suivante faite à plaisir, et seulement proposée icy pour exemple.


Il n' y a qu' à continuer cette table dans le même ordre jusqu' à la fin de la paroisse, et au bas des colonnes mettre le total de ce qui s' y trouvera. Que s' il s' y rencontre des abbayes, ou familles ecclesiastiques, autres que les curez des lieux, il n' y aura qu' à les écrire ensuite separément ; observant toûjours la distinction des sexes, suivant l' ordre de la table.


On doit soigneusement remarquer :
I. Qu' en faisant les dénombremens, il faut prendre garde à ne pas compter deux fois les valets et servantes, (faute qui peut facilement arriver) en comptant sur le rapport des peres et meres, qui accusant le nombre de leurs enfans, peuvent par oubli ou autrement, ne pas specifier s' ils demeurent tous avec eux ou non ; et s' il n' y en a pas en service dans le lieu dont on fait le dénombrement, lesquels venant à être comptez comme valets et servantes dans les familles des maisons où ils servent, il se trouveroit qu' on les compteroit deux fois pour une ; ce qu' il faut éviter, en s' informant soigneusement de ceux qui servent dans les lieux mêmes, afin de ne les specifier que dans les familles où on les trouve.
II. Que la même chose peut arriver, les peres et meres accusant juste le nombre de leurs enfans ; et specifiant ceux qui servent hors de chez eux ; comme aussi, s' ils ne disent pas s' ils en ont de mariez qui ne demeurent pas avec eux, parce qu' en ce cas on pourroit encore les compter deux fois ; et c' est à quoy il faut prendre garde, et les distinguer.
III. Que des dénombremens generaux, on en peut tirer tant d' abregez qu' on voudra, qui contiendront tantôt une espece, tantôt l' autre. Par exemple, un abregé contiendra toutes les maisons nobles du païs ; un autre, toutes les maisons ou communautez ecclesiastiques, séculieres ou régulieres, suivant leurs ordres et leurs sexes ; un autre les gens de justice ; un autre les artisans les plus necessaires, comme charpentiers, charons, menuisiers, et ainsi des autres.
IV. Que si on veut sçavoir combien il y a de garçons et de filles à marier, ou de femmes veuves ou mariées, plus que d' hommes, il sera encore plus aisé de les specifier, et d' en faire de petits extraits ; et ainsi des autres particularitez.
V. Que pour mieux s' instruire, il sera bon d' y ajoûter une description succinte du païs, contenant son étenduë, sa qualité et sa situation ; la fertilité et rapport des terres, leur culture ; combien de façons on leur donne ? Quels grains elles rapportent ? Si on les fait tous les ans, et combien d' arpens il y en a ? Quel rapport ont leurs mesures les unes avec les autres, et ce que les terres produisent à leurs maîtres ? S' il y en a en friche, ou abandonnées ; combien, et pourquoy ? S' il y a des rivieres navigables, ou si on peut les rendre telles ? Si le païs est bossu ou plain, couvert de bois, ou découvert ; montagneux ou uni, ou entre-coupé de fossez, de marais et d' etangs ; et quel est le commerce du païs ? S' il y a quelques manufactures particulieres ? S' il y croît quelques grains ou plantes qui ne croissent pas ailleurs ; s' il est suffisamment peuplé ; s' il y a abondance de bestiaux, et de quelle espece ? Et enfin, s' il s' y rencontre quelques particularitez remarquables, soit du temps passé ou du present, et les specifier ?


On pourra par les suites pousser cette recherche jusqu' à sçavoir le nombre d' arpens des terres labourables de chaque paroisse ; celuy des bois, des prez, des deserts, communes, etc. Le nombre des bestiaux de toutes especes ; ce qui se peut facilement expliquer par une seconde table.


De tous ceux à qui le dénombrement des peuples peut être utile, il n' y en a point à qui il le soit davantage qu' au roy même ; puisque ce n' est que par rapport à son service que les autres en ont besoin ; étant certain que son premier et principal interest est celuy de la conservation de ses peuples, et de leur accroissement ; parce que le plus grand malheur qui puisse arriver à son etat, est leur déperissement. Or le moyen de l' empêcher est de les connoître, et d' en sçavoir le nombre, les differentes qualitez, les dispositions generales et particulieres où ils sont ; ce qui leur fait bien, et ce qui leur fait mal ; ce qui peut troubler leur repos, ou le procurer ; ce qui peut contribuer à leur accroissement, ou les faire déperir. De sçavoir comme ils se conduisent, les nouveautez qui s' introduisent parmy eux, à quoy il faut soigneusement prendre garde ; et enfin ce qui fait leur pauvreté ou leur richesse. De quoy ils subsistent, et font commerce ; les sciences, arts et métiers qu' on professe parmy eux, et ceux qui leur manquent. Tout cela ne se peut sçavoir que par des revûës souvent repetées, avec des distinctions exactes des differentes conditions qui sont parmy eux, qu' il faut non moins curieusement que trés-soigneusement examiner, et bien démêler ; étant trés-important d' empêcher qu' un etat n' empiéte sur l' autre, et que les distinctions ne s' accroissent davantage.


Quelle satisfaction ne seroit-ce pas à un grand roy de sçavoir tous les ans à point-nommé le nombre de ses sujets en general et en particulier, avec toutes les distinctions qui sont parmy eux ? Le nombre et les noms de sa noblesse ; le nombre des ecclesiastiques de toutes especes ; et de tous les gens de robbe ; des marchands, des artisans, manoeuvriers, etc. Le nombre des etrangers, celuy des moynes distinguez par leur ordre ; des religieuses aussi distinguées de même ; de tous les nouveaux convertis, et gens faisans profession d' autres religions que de la catholique, et les lieux de leurs demeures. Quel plaisir n' auroit-il pas d' en voir l' accroissement par sa bonne conduite ; et à même temps quel desir n' auroit-il pas de raccommoder les parties qu' il verroit dans quelque desordre, à l' occasion des guerres ou autrement ?


Ne seroit-ce pas encore un plaisir extrême pour luy, de pouvoir de son cabinet parcourir luy-même en une heure de temps, l' état present et le passé d' un grand royaume dont il est le souverain maître ; et de pouvoir connoître par luy-même avec certitude, en quoy consiste sa grandeur, ses richesses et ses forces ; le bien et le mal de ses sujets, et ce qu' il peut faire pour accroître l' un et remedier à l' autre ?


Mais afin que cette utilité fût permanente et de durée, il seroit necessaire de repeter ces dénombremens toutes les années au moins une fois, à raison des gens qui meurent et qui naissent, et des changemens de demeure, qui sont ordinairement assez frequens parmy le menu peuple, specialement dans les grandes villes, et sur les frontieres. Il n' y a point de bataillon dans le royaume, si méchant soit-il, qui ne soit tous les ans sujet à douze revûës de commissaire, et à trois ou quatre d' inspecteur ; ce qui se pratique avec beaucoup de soin et d' exactitude, et on fait fort bien. Cependant ce bataillon n' est destiné qu' à de certains emplois trés-bornez, et ne fait qu' une trés-petite parcelle du peuple dont ce grand royaume est composé, duquel on ne fait jamais de revûë, quoy qu' il rende une infinité de services au roy plus importans mille fois que ceux de ce bataillon, puisque c' est par luy et de luy qu' il tire toute sa grandeur, ses richesses, et sa consideration ; et que c' est par luy qu' il se fait craindre et respecter de ses voisins. N' ouvrira-t-on donc jamais les yeux sur l' importance et la necessité qu' il y a d' en mieux connoître le détail, et d' en apprendre le fort et le foible, du moins tous les ans une fois ? Le roy y a plus d' interest luy seul que tout le royaume ensemble, et rien n' est plus aisé que de luy donner cette satisfaction si importante à son service et au bien de l' etat.


Voila à peu prés l' avantage qu' on peut tirer des dénombremens des provinces, villes et lieux du royaume. On pourroit y ajoûter pour les rendre parfaitement intelligibles, les plans et cartes particulieres des villes, et des païs, levez avec soin, et si bien circonstanciez, que les bois, les prez, les terres labourables, rivieres, ruisseaux, marais, montagnes, villes, châteaux, villages, abbayes, censes, moulins, ponts, chemins, etc. Y fussent distinguez par noms et figures, placez dans leur vraye distance naturelle, orientez et levez geométriquement, et bien figurez ; ce qui se pourroit par le moyen d' un atlas françois, divisé en autant de livres qu' il y a de provinces dans le royaume.


PARTIE 2

CHAPITRE 11
Reflexion importante, pour servir de conclusion à ces memoires .
Comme il y a impossibilité manifeste qu' un etat puisse subsister, si les sujets qui le composent ne l' assistent, et ne le soûtiennent par une contribution de leurs revenus capable de satisfaire à ses besoins ; on ne croit pas s' éloigner de la verité, si on dit que les rois ont un interest personnel et trés-pressant, de tenir la main à ce que les levées qui se font sur eux à cette occasion, n' excedent pas le necessaire. La raison est, que tout ce qu' on en tire au-delà, les jette dans une mes-aise, qui les appauvrit d' autant, ce qui va quelquefois à tel excés, qu' ils en souffrent jusqu' à la privation des alimens necessaires au soûtien de la vie ; et les exposant à perir, en jette beaucoup dans le desespoir. Ce mal ne s' est que trop fait sentir dans ces derniers temps, où ce défaut joint à celuy d' une cruelle guerre, et des cheres années, a fait perir ou deserter une partie considerable des peuples de ce royaume, et tellement appauvri les autres, que l' etat s' en trouve aujourd' huy affoibli et trés-incommodé. Perte qui tombe directement sur le roy même, qui en souffre par la diminution de ses revenus, par la perte de ses meilleurs hommes, et par un déchet considerable de ses forces. Ce mal qui subsiste encore dans le temps que j' écris cecy, et qui s' augmente tous les jours, est sans doute beaucoup plus grand qu' on ne pense, et pourroit même tirer à des consequences trés-mauvaises par les suites. C' est pourquoy j' estime qu' il est à propos d' en donner une idée plus sensible, et qui fasse toucher au doigt et à l' oeil la grandeur de ce défaut. C' est ce que nous ferons en peu de mots, par une comparaison qui me paroît assez juste ; la voicy.


Il est certain que le roy est le chef politique de l' etat, comme la tête l' est du corps humain ; je ne croy pas que personne puisse douter de cette verité. Or il n' est pas possible que le corps humain puisse souffrir lésion en ses membres, sans que la tête en souffre. On peut dire qu' il est ainsi du corps politique, et que si le mal ne se porte pas si promptement jusqu' au chef, c' est qu' il est de la nature des gangrénes, qui gagnant peu à peu, ne laissent pas d' empieter et de corrompre, chemin faisant, toutes les parties du corps qu' elles affectent, jusqu' à ce que s' étant approchées du coeur, si elles n' achevent pas de le tuer, il est certain qu' il n' en échappe que par la perte de quelqu' un de ses membres. Comparaison qui a beaucoup de rapport à ce que nous sentons, et qui bien considerée, peut donner lieu à de grandes réflexions. Cela même m' autorise à repeter ce que j' ay dit, que les rois ont un interest réel et trés-essentiel à ne pas surcharger leur peuple, jusqu' à les priver du necessaire. J' ose même dire, que de toutes les tentations dont les princes ont le plus à se garder, ce sont celles qui les poussent à tirer tout ce qu' ils peuvent de leurs sujets ; par la raison, que pouvant toutes choses sur des peuples qui leur sont entierement soûmis, ils les auront plûtôt ruinez qu' ils ne s' en seront apperçûs.


Le feu roy Henry Le Grand de glorieuse memoire, se trouvant dans un besoin pressant sollicité d' établir un nouvel impôt qui l' assuroit d' une augmentation considerable à ses revenus, et qui paroissoit d' un établissement facile : ce bon roy, dis-je, aprés y avoir pensé quelque temps, répondit à ceux qui l' en sollicitoient, qu' il étoit bon de ne pas toujours faire tout ce que l' on pouvoit, et n' en voulut pas entendre parler davantage. Parole de grand poids, et vrayement digne d' un roy pere de son peuple, comme il l' étoit !


Je reviens au sujet de ce discours, qui n' étant fait que pour inspirer autant qu' il m' est possible la moderation dans l' imposition des revenus de sa majesté, il me semble que je dois commencer par définir la nature des fonds qui doivent les produire, tels que je les conçois.


Suivant donc l' intention de ce systême, ils doivent être affectez sur tous les revenus du royaume, de quelque nature qu' ils puissent être, sans qu' aucun en puisse être exempt, comme une rente fonciere, mobile, suivant les besoins de l' etat, qui seroit bien la plus grande, la plus certaine, et la plus noble qui fût jamais, puis qu' elle seroit payée par préference à toute autre, et que les fonds en seroient inalienables et inalterables. Il faut avoüer que si elle pouvoit avoir lieu, rien ne seroit plus grand ni meilleur ; mais on doit en même temps bien prendre garde de ne la pas outrer en la portant trop haut. C' est-à-dire, que bien qu' il soit dit dans beaucoup d' endroits de ces memoires, qu' on se pourra joüer entre le Xe et le Xe sol à la livre, ou la XXe et la Xe gerbe qui est la même chose, il faudroit pour bien faire, n' approcher du Xe que le moins qu' il sera possible, et se tenir toûjours le plus prés du Xxe qu' on pourra ; par la raison, qu' à mesure qu' on approchera du Xe, la charge deviendra toûjours plus pesante, notamment sur le pauvre peuple qui la sentira le premier, à cause du sel qui doit augmenter à proportion.


Rendons cecy intelligible, et supposons que dans un temps forcé et trés-pressant, la dixme soit remontée au Xe équivalant à 2 s. Pour livre.
L' eglise tirera de son côté un vingtiéme et demy pour sa dixme, qui joint aux censives ou droits des seigneurs, à la grêle, mauvais temps, et sterilité des années, emportera plus d' un autre dixiéme.


Le sel de son côté faisant chemin a remonter comme la dixme royale, emportera encore du moins un dixiéme, pour peu que les familles soient nombreuses ; et quand elles ne seroient composées que du pere, de la mere, et de deux enfans, ils en consommeront chacun pour cinquante sols par an, ce qui fait dix livres pour toute la famille, et consequemment un dixiéme et plus ; de sorte que voila trois dixiémes pour chaque livre, c' est-à-dire six sols de vingt, sçavoir quatre pour le roy, un et demy pour la dixme ecclesiastique, et le surplus pour les seigneurs, et le mauvais temps ; et partant il ne restera que treize à quatorze sols de vingt pour le proprietaire et le fermier, qui partagez en deux, reviendront à sept pour chacun ; sur quoy déduisant les frais du labourage et de la récolte, il leur restera fort peu de chose pour vivre. Et pour peu que cela se repetât plusieurs années de suite, ils en seroient trés-incommodez ; parce qu' il n' y a guéres de païsan qui ne doive à quelqu' autre, et que cet autre étant aussi chargé de son côté, se trouvera dans le même cas, et consequemment obligé à se faire payer, comme sujet aux mêmes incommoditez. Je ne voy donc que les gens aisez et un peu accommodez d' ailleurs, capables de pouvoir soûtenir pour un peu plus de temps le dixiéme. D' où je conclus, qu' afin que tout le monde puisse vivre un peu commodement, il faut soûtenir les impositions le plus prés du vingtiéme qu' il sera possible, et les éloigner tant qu' on pourra du dixiéme, si on veut éviter l' oppression des peuples ; d' autant plus qu' on trouvera amplement de quoy satisfaire au besoin de l' etat, entre ces deux extremitez ; je veux dire entre le dixiéme et le vingtiéme.


Au surplus, je croy qu' il ne sera pas hors de propos de redire encore icy, qu' on peut bien ajoûter quelque chose au systême de la dixme royale, en perfectionnant ce qu' il a de bon, et corrigeant ce qui s' y trouvera de mauvais ; mais on ne doit pas le mêler avec d' autres impositions, quelles qu' elles puissent être, avec lesquelles il est incompatible de sa nature ; parce qu' il ramasse et réünit en soy tout ce dont on peut faire revenu dans le royaume, qui étant une fois dixmé à la rigueur, on ne peut plus y retoucher, sans s' exposer à tirer d' un sac plusieurs moutures. C' est pourquoy bien qu' il en ait déja été parlé dans le corps de ces memoires, je n' hesite pas à le repeter icy, la chose me paroissant d' une importance à ne devoir pas être touchée legerement.


Il me semble aussi que les revenus du roy se doivent distinguer de ceux de ses sujets, bien que tous proviennent de même source, suivant ce systême. Car on sçait bien que ce sont les peuples qui cultivent, recuëillent, et amassent ceux du roy ; et que pour les percevoir, ses officiers n' ont d' autre soin que de les imposer, et en faire la recette, les peuples faisans le reste. C' est pourquoy il me paroît qu' il seroit mieux de dire, que des fonds de terre, du commerce et de l' industrie, se tire le revenu des hommes ; mais que les veritables fonds du revenu des rois, ne sont autres que les hommes mêmes, qui sont ceux dont ils tirent non seulement tout leur revenu, mais dont ils disposent pour toutes leurs autres affaires. Ce sont eux qui payent, qui font toutes choses, et qui s' exposent librement à toutes sortes de dangers pour la conservation des biens et de la vie de leur prince ; qui n' ont ni tête ni bras, ni jambes qui ne s' employent à le servir, jusques-là qu' ils ne peuvent pas se marier, ni faire des enfans, sans que le prince n' en profite, parce que ce sont autant de nouveaux sujets qui luy viennent.


Ces fonds sont donc bien d' une autre nature que ceux des particuliers, par leur noblesse et leur utilité intelligente, toûjours agissante et appliquée à mil choses utiles à leur maître. C' est de ce fonds-là dont il faut être bon ménager, afin d' en procurer l' accroissement par toutes sortes de voyes legitimes, et le maintenir en bon état, sans jamais le commettre à aucune dissipation. Ce qui arrivera infailliblement, quand les impositions seront proportionnées aux forces d' un chacun, les revenus bien administrez ; et que les peuples ne seront plus exposez aux mangeries des traitans, non plus qu' à la taille arbitraire, aux aydes et aux doüanes, aux friponneries des gabelles, et à tant d' autres droits onereux qui ont donné lieu à des vexations infinies exercées à tort et à travers sur le tiers et sur le quart, lesquelles ont mis une infinité de gens à l' hôpital et sur le pavé, et en partie dépeuplé le royaume. Ces armées de traitans, sous-traitans, avec leurs commis de toutes especes ; ces sang-suës d' etat, dont le nombre seroit suffisant pour remplir les galeres, qui aprés mil friponneries punissables, marchent la tête levée dans Paris parez des dépoüilles de leurs concitoyens, avec autant d' orgueil que s' ils avoient sauvé l' etat. C' est de l' oppression de toutes ces harpies dont il faut garantir ce précieux fonds, je veux dire ces peuples, les meilleurs à leur roy qui soient sous le ciel, en quelque partie de l' univers que puissent être les autres. Et pour conclusion, le roy a d' autant plus d' interest à les bien traiter et conserver, que sa qualité de roy, tout son bonheur et sa fortune, y sont indispensablement attachez d' une maniere inseparable, qui ne doit finir qu' avec sa vie.
Voila ce que j' ay crû devoir ajoûter à la fin de ces memoires, afin de ne rien laisser en arriere de ce qui peut servir à l' éclaircissement du systême y contenu. Je n' ay plus qu' à prier Dieu de tout mon coeur, que le tout soit pris en aussi bonne part que je le donne ingénûment, et sans autre passion ni interest que celuy du service du roy, le bien et le repos de ses peuples.

Aucun commentaire: