vendredi 9 novembre 2007

'Lille Délivrée' - 90 ans bientôt...


La route Bailleul-Armentières.

Armentières-Lille n'est plus qu'une série de trous de mines, d'obus et de torpilles. Sous la pluie battante, ils se sont remplis d'eau et le conducteur a toutes les peines du monde à maintenir l'auto au milieu de cette mer de boue.

De plus, le pont d'Armentières et la route nationale étant complètement détruits, nous obligent à faire un détour énorme et à rentrer dans Lille en pleine nuit. Les faubourgs ont l'air intacts, les maisons sont éclairées et l'on rencontre les premiers civils; l'entrée est très compliquée, les Allemands ayant fait sauter, en se retirant, les ponts sur la Deule. Ce n'est que par la porte de la route d'Arras que nous pénétrons dans Lille. Il est tard et ce n'est qu'assez haut dans la rue Nationale que nous rencontrons un groupe d'habitants de la ville. Le poste de garde y est très sévère.


Nous sommes accueillis par une véritable ovation, embrassés, secoués; on nous entraine à dîner. Cette réception sera inoubliable pour moi. Il faut avoir vu ces visages illuminés de joie, avoir entendu ces paroles émues, pour se rendre compte du bonheur indescriptible des habitants délivrés.


Le dîner fut le même que pendant l'occupation: tartines de saindoux et haricots blancs, voilà ce que les Lillois ont mangé pendant quatre ans. En notre honneur pourtant, on servit quelques suppléments: une boîte de conserves du Comité de ravitaillement hollandais, une bouteille de vin - rareté exceptionnelle à Lille - cachée précieusement dans une cave et qu'ils avaient religieusement gardée pour notre arrivée.

Mon lit était composé d'un matelas de varech, car les Allemands avaient réquisitionné la lame de tous les matelas. Le propriétaire qui nous reçut si bien échappa à l'enlèvement des derniers civils par les Allemands en restant caché dans son grenier, cas fréquent dans la ville où beaucoup de jeunes gens se dissimulèrent les derniers jours de toutes les façons.


Le premier dimanche de leur délivrance.

La ville est en fête, pavoisée de drapeaux tricolores, conservés avec quels risques ou fabriqués hâtivement les dernières heures, et vendus 100 francs pour l'œuvre des prisonniers. Les musiques militaires anglaises jouent dans tous les carrefours. Les habitants par milliers, remplissent la rue Nationale; des petites voitures vendent des drapeaux que l'on s'arrache; un grand concert a lieu devant la Bourse. Ce qui me surprend le plus, après quatre ans d'occupation, et malgré le prix formidable qu'avaient atteint les moindres objets de toilette, c'est l'élégance de la foule. Une savonnette minuscule du Comité de ravitaillement hollandais: 12 francs; une paire de chaussures de 300 à 500 francs; le mètre d'étoffe ordinaire de 100 à 150 francs; un ressemelage en trois lanières de cuir: 25 francs.

Dans chaque groupe, ce sont des acclamations, des serrements de mains, des embrassades, des cris d'étonnement sur les uniformes français qu'ils ne reconnaissent plus. Les magasins me stupéfient par la quantité de marchandises de toutes sortes, qui ont échappé à la réquisition boche dans des caves murées.
Une personnalité de la mairie me promène dans la ville. Très peu de quartiers sont abîmés, le plus ravagé est celui qui environne la gare (elle-même presque intacte). Le grand bloc de maisons comprenant le Grand Hôtel, l'AIcazar et le café Jean, a été complètement incendié.


Mais c'est l'heure du déjeuner. Le ravitaillement n'est pas encore organisé; mes hôtes ont dû faire un effort considérable pour m'offrir un si bon repas, terminé par un succulent gâteau (la ville de Lille n'a jamais cessé de faire de la pâtisserie que les Allemands engouffraient en même temps que des saucisses et des sardines). Nous sommes au café du Coq Lillois, où beaucoup de personnes viendront me serrer ia main et me remettre des lettres que j'emporterai ce soir à Paris.


Il faudrait trop de place pour raconter toutes les souffrances de cette ville et le moral merveilleux de ses habitants qui tenaient tête, en dépit de tout, aux Boches, leur jouaient des tours pendables et les ridiculisaient Le prince Ruprecht, absolument incapable, passait son temps à boire et à courir les rues, toujours accompagné d'un de ses lieutenants, grand escogriffe très maigre, toujours habillé de vert, que les Lillois avaient surnommé le crocodile. Pour leur rendre la politesse, ce crocodile appelait les Lillois « Les Increvables ».


Après mon déjeuner, en compagnie du commandant S... et du peintre bien connu Sabatté, nous faisons encore un tour dans la ville en fête. Avant mon départ, je fis un triste pèlerinage sur les tombes de MM. Jacquet et de Coninck, et sur celle du petit Tintin, enfant de dix-huit ans, trois grands héros fusillés par les Allemands. C'était notre adieu à Lille. Au moment du départ, nous fûmes salués par un jeune soldat portant l'uniforme de 1914, pantalon rouge et képi rouge qui, pendant quatre ans, se dissimula dans la ville, au risque d'être fusillé, et qui ressortit triomphalement son vieil uniforme au départ du dernier Allemand.


Louis Daphin
de la Revue 'Les Annales' du 3 Novembre 1918

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