Déniché dans les archives d'Histoires du Nord
Les retrouvailles des cousins de Flandre si longtemps séparés
Entre Lille et Dunkerque, la frontière a toujours été poreuse. Mais, depuis quelques années, les Flamands de France affichent leur identité et tendent des passerelles vers leurs voisins belges. Manière aussi de vivre concrètement l'Europe.
LILLE de notre correspondant régional
C'était il y a seize ans. Chris Mercier a racheté un estaminet, à Godewaersvelde, un petit village au milieu des moulins, près de l'autoroute qui longe la frontière avec la Belgique. Pas loin du mont Cassel, qui domine de ses 176 mètres ce pays plat. L'établissement existait depuis 1830. Il l'a baptisé Het Blauwershof – en français, "l'enclos du contrebandier de tabac" – et a cherché à reconstituer le décor qui devait être le sien au début du siècle, "quand le flamand était la langue maternelle de 90 % de la population locale", précise-t-il. Une petite bibliothèque a été montée : "Nous voulions rappeler aux gens d'ici combien leur culture avait été massacrée", résume le cafetier-militant. Le succès de Het Blauwershof a dépassé toutes ses espérances, les clients ont afflué. L'estaminet de Godewaersvelde est devenu un lieu de ralliement pour nombre de Lillois "branchés", en dépit des 40 kilomètres d'autoroute qui le séparent de la métropole régionale. La mode était lancée : dans ses dépliants, l'Office du tourisme des monts de Flandre recommande une dizaine d'établissements similaires. D'autres se sont ouverts à Lille. On y discute autour d'un bock de l'une des innombrables bières artisanales de la région et d'une spécialité culinaire comme les carbonades flamandes (ragoût de bœuf à la bière) ou le pot'je vleesch (mélange de viandes blanches en gelée) ; on y redécouvre les jeux anciens. Comme pour accompagner ce mouvement, les moulins à vent, amoureusement restaurés par des passionnés, brassent de nouveau l'air du pays. Lors des fêtes populaires, les géants d'osier, figures symboliques exhibées depuis le début du XVIe siècle, reprennent leur place; toutes les villes veulent le leur. Les bourloires – ancêtres flamands des bowlings – attirent une clientèle passionnée; le tir à l'arc traditionnel (vertical, sur des "oiseaux" de bois fixés au sommet de très hautes perches) se pratique plus que jamais : près de quatre-vingts sociétés d'archers sont répertoriées entre Lille et Dunkerque.Pour Chris Mercier, "le combat est gagné". La preuve : "Depuis environ cinq ans, tous les maires des communes de la région placent le lion flamand à côté du drapeau français, ce qui était impensable dans les années 1980", assure-t-il. Maintenant qu'"au niveau culturel tout ce qui pouvait être sauvé l'a été", il veut se battre sur la question linguistique. L'enseignement du néerlandais en primaire, lancé dans tout le département du Nord par l'inspection académique de Lille en 1996, concerne déjà plus de 4 000 enfants et connaît un succès foudroyant auprès des parents. La cause est entendue : les Flamands de France affichent désormais clairement leur identité culturelle. Ils ne l'avaient jamais vraiment oubliée. "Un quart des habitants des villages situés entre Bailleul et Dunkerque parlent encore le flamand et les trois quarts d'entre eux le comprennent", affirme Jérôme Steenkiste, président de l'Office de tourisme des monts de Flandre. Ici, la frontière a toujours été poreuse.
Des deux côtés, l'architecture, la géographie, les paysages sont semblables. De nombreux Français vont travailler, voire s'installer, en Flandre belge, où le taux de chômage est très faible. Jusqu'aux années 1950, le flot était inverse.
SUSPICION ET SCEPTICISME
Pourtant, en trois siècles d'évolution séparée, les deux pays ont eu tout le temps de développer leurs différences et quelques incompréhensions : les premières "histoires belges" sont nées dans la région lilloise ; et les Flamands nourrissent souvent une certaine suspicion envers ces Français qui prétendent subitement partager leur culture. A Lille, de nombreux sceptiques parlent de "phénomène de mode", de "nostalgie écolo", voire d'"aboiement anti-parisien"… La volonté de se distinguer de Paris, à une heure de TGV, n'est sans doute pas étrangère à ce retour aux sources. Mais l'élan flamand des Nordistes a peu de points communs avec les revendications régionalistes des Corses, des Basques ou des Bretons. Le néerlandais n'est évidemment pas une langue régionale et, côté français, pratiquement plus personne ne réclame l'enseignement systématique d'un dialecte flamand qui n'a pas évolué depuis le XVIIe siècle, encore moins une "nation flamande". La résurgence inattendue de cette identité flamande française correspond plutôt aux retrouvailles de cousins séparés par l'histoire. "Un sentiment beaucoup plus européen que flamand", estime Guy Fontaine.Cet historien de la littérature européenne dirige la Villa Mont-Noir, centre de résidence d'écrivains européens créé il y a cinq ans par le conseil général du Nord, dans la propriété familiale de Marguerite Yourcenar. Dès son ouverture, explique-t-il, "j'ai vu débarquer mes collègues belges de Flandre occidentale, venus solliciter, dans un français impeccable, la participation des écrivains invités à des manifestations culturelles chez eux". Les Flamands de Belgique ont dû lutter jusqu'en 1894 pour obtenir une reconnaissance culturelle. Depuis qu'ils ont "tué le père colonial" francophone, "beaucoup d'intellectuels belges flamands reconnaissent que leur mode de travail et de pensée est plus proche de celui des Français que de celui des Hollandais protestants", témoigne Guy Fontaine.Parallèlement, la Flandre française vient de fermer une parenthèse industrielle d'un siècle et demi. Se souvenant de son passé de cité marchande, Lille se vit désormais comme une "métropole européenne transfrontalière", tertiaire et commerçante, point de rencontre des civilisations latine, germanique, anglo-saxonne. Ce "ménage à trois" entre Flamands belges néerlandophones de Courtrai et de Bruges, Wallons de Tournai et Flamands français devient comme un exercice pratique d'une Europe concrète, pas celle des capitales.
Jean-Paul Dufour
Bloc-notes:
Histoire des Pays-Bas du Nord et du Sud, par Johanna A. Kossmann-Putto et Ernst Heinrich Kossmann.Ed. Sticting Ons Erfdeel, 1988, 64 p., 55 F (8,38 €).
Le Néerlandais, langue de vingt millions de Néerlandais et de Flamands, par Omer Vandeputte et Jacques Fermaut. Ed. Sticting Ons Erfdeel, 1987, 63 p., 55 F (8,38 €).
Histoire de Lille, des origines au XXe siècle, par Eric Vanneufville.Ed. France-Empire, 1997, 257 p., 130 F (19,82 €).
Mille ans d'histoire dans le Nord-Pas-de-Calais et en Picardie, par Jean Callens. Ed. La Renaissance du livre, 2000, 250 p., 125 F (19,05 €).
La Flandre au fil de l'histoire, sous la direction d'Eric Vanneufville.
Site du Cercle Michel de Swaen, http://www.mdsk.net/
Vivre la frontière, par Joszef Deleu, prose et poésie, traduit du néerlandais par Marnix Vincent. Ed. L'Age d'homme, 1999, 103 p., 100 F (15,24 €).
Nord, à la découverte du département, par Vera Dupuis et Samuel Lhote.Ed. Ouest-France, 2001, 128 p., 79 F (12,04 €).
LE MONDE 23.07.01
Que de chemin parcouru depuis...
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