vendredi 6 avril 2007

Lille ... 4 septembre 1944

Lille 4 septembre 1944
Sous le signe du courage

in L'EXPRESS, édition du 24 mai 2004
par Pierre MIQUEL

reproduit avec l'autorisation gracieuse du magazine L'EXPRESS

Lille est le lieu de naissance de Charles de Gaulle, mais aussi de Roger Salengro, ministre de l'Intérieur de Blum en 1936. C'est dire si elle regorge de résistants de toutes tendances. Occupée par les Allemands dès le 28 mai 1940, elle n'a cessé d'être une capitale de région humiliée, située dans la zone interdite, envahie d'organismes allemands de pillage économique et par les troupes d'arrière du mur de l'Atlantique.

L'Oberfeldkommandantur était placée sous l'autorité du commandement militaire de Bruxelles, ce qui laissait présager une annexion. Un jour, les Lillois seraient allemands si l'Allemagne était victorieuse. Au mieux étaient-ils des otages. En tout cas des victimes de la vassalisation économique.

La ville est d'autant plus surveillée le 6 juin 1944 par les généraux de Hitler que celui-ci persiste à considérer le débarquement en Normandie comme une opération secondaire, destinée à masquer la ruée des Alliés sur le Nord et le Pas-de-Calais. Dans le Nord, la population lit des affiches lui ordonnant, en cas d'attaque, de «quitter les rues et [de] se rendre dans les caves ou abris. Ceux qui n'exécuteront pas les ordres seront passés par les armes». A bout de souffle, les Lillois sont menacés sans arrêt de travail forcé et d'arrestation pour refus d'obéir aux directives du chef de la XVe armée, le général von Salmuth, dont le PC est à Tourcoing. Celui-ci dépend de Rommel, commandant l'armée B. Six divisions, sans compter les SS, surveillent la zone. Tous les jours, les raids de l'aviation alliée se déchaînent. Le Nord reçoit plus de bombes que le Calvados.

Le 6 juin est une surprise, pour les Lillois aussi. Ils croyaient les Alliés plus impatients d'attaquer les rampes de lancement des V1 et de s'emparer des ports français du Nord et d'Anvers. Les passages des divisions de panzers massées dans la région les confortaient dans cette idée. A voir la bataille s'engager sur les plages normandes, ils se disent que la libération du Nord n'est pas pour demain.

Les réseaux de résistance, en alerte, se réveillent brusquement pour passer à l'action. Ils se sont constitués spontanément dès 1940. Certains ont été détruits par la Gestapo ou l'Abwehr en 1943, comme le réseau Alliance, qui fournissait des renseignements sur les mouvements de troupes et les fabrications industrielles. Son émetteur était à Marcq-en-Barœul, entre Lille et Roubaix. Dans cette ville, le réseau Zéro France informait sur les implantations de V1. Le capitaine Michel, Michael Trotobas, avait créé à Lille une organisation d'une telle efficacité dans la destruction des cibles militaires qu'elle avait mis sur les dents la Feldgendarmerie. Arrêté boulevard de Belfort, le capitaine avait été fusillé. Toujours à Lille, Natalis Dumez éditait clandestinement La Voix du Nord, qui appelait à l'union «avec de Gaulle et les Français libres». A côté de l'Organisation civile et militaire, armée par Londres, d'autres mouvements, dont Libération nord, socialiste, ou les FTP, communistes, recrutaient dans les syndicats qui organisaient de spectaculaires grèves de mineurs.

Tous ces groupes devaient passer à l'action le jour J, en détruisant par priorité les chemins de fer et les liaisons, mais aussi en neutralisant les mouvements des divisions de panzers (opération «Tortue»). Les hommes ne manquaient pas, mais ils étaient cruellement dépourvus d'armes et d'explosifs du fait de la répression accélérée de la Feldgendarmerie, de la Gestapo et des Groupes mobiles de réserve envoyés par Vichy. Les FTP se plaignaient d'une discrimination dans le parachutage des armes: le seul groupe aguerri de la région lilloise - 29 partisans - ne disposait en effet que d'une seule arme et de 10 kilos de poudre.

Pour encadrer les forces de la Résistance et organiser l'ordre public dès la Libération, Londres avait prévu la nomination d'un commissaire de la République. Roland Pré, désigné, était aussitôt récusé pour son anticommunisme, nuisible à l'union. La décision était annulée et le Nord devrait rester sans commissaire. On avait laborieusement désigné comme préfet un Dunkerquois d'origine, Roger Verlomme, ancien chef de cabinet de Roger Salengro, qui avait commencé sa carrière comme secrétaire général de la préfecture. Il devait s'appliquer avec persévérance à maintenir l'union parmi les membres du comité départemental de Libération mis en place par le Conseil national de la Résistance.

L'après-6 juin est pour les Lillois un cauchemar. Les bombardements alliés ont commencé dès la période d'avril et de mai, ils s'intensifient après. Il s'agit d'isoler la région du Nord, de l'asphyxier totalement. Les groupes de saboteurs sont invités à couper les lignes de chemin de fer, puis à détruire les ouvrages d'art, sans oublier les canaux. Les usines de matériel de guerre sont pilonnées avec précision, ainsi que les centrales. Les gares de triage, comme Lille-Délivrance, sont rasées par des tapis de bombes. Les victimes civiles sont si nombreuses à Lille que la Résistance proteste à Londres et demande qu'on fasse confiance aux saboteurs et qu'on leur fournisse des explosifs et des armes sans parcimonie.

L'alerte générale était décrétée le 6 juin au PC des FFI à l'abbaye de Maretz. Les réseaux entraient aussitôt en action, avec une précipitation qui surprit les Allemands. Des commandos volaient les armes des commissariats de police, des gendarmeries, des casernes de gardes mobiles. Les câbles téléphoniques de Lille sautaient tous ensemble en fin de soirée. Le poste de commandement SNCF de la gare de Lille était occupé. Les cheminots résistants organisaient le sabotage de la ligne de Paris sur plusieurs kilomètres, en sectionnant les traverses. Les locomotives sautaient à l'envi.

La ville de Lille était bientôt coupée du bassin minier par le sabotage des écluses de Don-sur-Deûle et de Cense-Witz-sur-la-Lys. Les agressions contre les militaires allemands se multipliaient, aux fins de récupération des armes. Des représailles féroces s'ensuivaient. Le signal de l'insurrection générale serait-il donné immédiatement, comme le souhaitait le commandement FTP?

De Londres, le général Koenig, prévoyant une longue bataille en Normandie, freinait les réseaux. Il n'était pas question de provoquer, sans pouvoir s'y opposer, le sabotage par les Allemands de l'appareil économique et des mines. La Milice se renforçait, les indicateurs formés par la Gestapo se répandaient en ville. Chacun craignait de sortir, et plus encore de parler. La kommandantur avait donné des consignes de répression sévères en cas de sabotage ou d'attaques de soldats allemands.

La ville de Lille, réduite au chômage technique faute de matières premières et d'énergie, soumise à des coupures de courant, à l'insuffisance de la main-d'œuvre suite aux réquisitions par le STO ou aux départs des jeunes pour les maquis, entendait sur les ondes brouillées de Radio Londres des informations décourageantes sur la bataille de Normandie. Les partisans de Lille et de sa région avaient fait du bon travail, mais la réussite même de leurs actions isolait la ville, condamnée à l'asphyxie sans qu'on pût espérer une libération prochaine.

Les Allemands poursuivaient les réquisitions, veillaient à l'ordre de la rue, développaient leur propagande contre les bombardements terroristes. Chez les FTP on ne s'attendait plus à une percée anglaise rapide. Tous les espoirs se reportaient désormais sur l'Armée rouge, dont on suivait les victoires sur les cartes. Les Soviétiques avaient engagé leur offensive d'été le 22 juin et franchi la Vistule, marchant sur Cracovie et Prague. En trois mois, les pertes allemandes sur ce front avoisinaient le million d'hommes, annonçait Radio Moscou, que les militants captaient sur ondes courtes.

Les saboteurs des différents réseaux avaient obéi aux consignes du SOE et du BCRA, les voies avaient sauté, les trains ne circulaient plus, mais les maquisards ne pouvaient faire plus, faute de soutien et d'armement. Les FTP qui voulaient décréter l'insurrection sans plus attendre, organiser la levée en masse et former des milices étaient retenus de justesse. Il n'était pas question de soulever toute une région avec des partisans dotés d'armes légères contre des Allemands aguerris et surarmés. On risquait la catastrophe, et des représailles cruelles sur la population civile.

L'Oberfeldkommandantur 670, chargée de maintenir l'ordre allemand sur le territoire de la ville de Lille, faisait apposer le 21 juillet une affiche signée du général Bertram: «Je ferai procéder à l'arrestation et à la déportation des habitants de sexe masculin dans les localités dans le voisinage immédiat desquelles des actes de terrorisme et le terrorisme prennent une ampleur particulière.» Il était question de prendre des mesures punitives contre les communes coupables, de répondre au terrorisme par le contre-terrorisme. Jamais l'activité de la Gestapo n'avait été plus efficace. On arrêtait des résistants et on en fusillait tous les jours dans Lille et sa région. Cela n'empêchait pas les attentats de se poursuivre, ni les effectifs de jeunes résistants de se renforcer, surtout à partir du 25 août 1944, une fois que Paris s'était soulevé et que le 21e corps d'armée anglais avait franchi la basse Seine. On pouvait dès lors s'attendre à la libération de Lille dans les prochaines semaines.

Roger Verlomme, le préfet désigné, se prépare à organiser l'insurrection en se rendant de sa planque de Roubaix à Lille le 31 août 1944. Il repère les objectifs à occuper dès l'aube: les postes, les commissariats et, naturellement, la mairie et la préfecture. Le comité départemental de Libération s'installe dans une école de la rue Blaise, comme si les Allemands n'étaient pas encore en ville, pour y proclamer la grève générale. Les chefs militaires sont réunis dans une école de Fives. Tout est prêt pour le lendemain, samedi 2 septembre. On estime qu'il ne faut pas attendre la disparition totale de l'ennemi pour attaquer. La Résistance tient à la gloire d'avoir libéré Lille. Des hommes en armes occupent donc l'hôtel de ville et se risquent à entrer dans la nouvelle Bourse, où siége l'OFK 670. Ils n'ont pas à tirer un coup de feu, l'état-major allemand s'est enfui.

Le préfet en titre s'avance donc résolument pour occuper sa préfecture, avec ses amis, guidé par un policier résistant. Un char Tigre leur barre la route. Qu'à cela ne tienne, ils prennent un détour, entrent par une porte dérobée et trouvent sur place des gardes mobiles devenus résistants qui leur présentent les armes. L'ex-préfet régional, Carles, et Derrouy, préfet délégué, sont gardés à vue et internés à la caserne Vandamme, avec l'ancien maire nommé par Vichy.

Vers la place de la République, trois chars Tigre paradent, à peine menacés par la grêle des balles de mitraillettes. En réalité les combats ne sont pas terminés. Ils font rage dans toute la région et personne ne peut en dresser la carte exacte.

Lille est en fait abandonnée aux résistants par les généraux alliés. Montgomery a l'idée fixe de libérer au plus vite le port d'Anvers et ne veut pas perdre son temps dans des combats de rue: la 7e division de sa IIe armée passe donc de Béthune à Roubaix en contournant Lille au nord, pendant que la 11e passe au sud, d'Amiens à Tournai. Les Lillois ne verront les Anglais qu'une fois leur ville abandonnée par les Allemands et libérée par les FFI.

Le général Model a remplacé von Kluge, qui s'est suicidé. Ce nazi brutal donne ordre à toutes les unités de retarder les Alliés par tous les moyens, de les accrocher sans relâche, et de liquider sans pitié les résistants, qu'il pense chétifs, mal armés et présomptueux. Enfoncé sur la ligne de la Somme à la Marne, Model n'a pu empêcher les Anglais d'entrer le 31 août dans leur chère ville d'Amiens. Quand la Résistance lilloise se prépare à lancer l'insurrection, les Britanniques sont encore loin et ils n'ont pas Lille pour objectif.

Les Allemands commencent à évacuer la capitale du Nord dès le 30 août. On voit défiler le lamentable cortège de leurs guimbardes camouflées, de leurs voitures hippomobiles et des «souris grises» embarquées dans des ambulances. Mais la Gestapo reste en place, elle arrête, torture, exécute un ancien ministre, maître Thellier. Elle rassemble les politiques de la prison de Loos en un sinistre convoi pour organiser un départ par train pour Sachsenhausen. 300 morts en sursis, que les résistants ne parviennent pas à libérer en raison des hésitations du CDL.

Les chars SS battent la campagne, entrent et sortent de la ville, la menacent à tout moment. Des hommes du réseau la Voix du Nord implorent les Anglais rencontrés à Lens de leur céder des armes lourdes. Refus courtois. Les troupes d'assaut n'ont que des pistolets, des grenades, quelques mitraillettes. Pourtant ils attaquent, réussissent à détruire des blindés au cocktail Molotov. Les Allemands, furieux, tirent dans tous les sens, saisissent des otages qu'ils fusillent.

La prise de la citadelle de Lille à la suite d'un coup de main du lieutenant Basseux permet de trouver des armes, et des cadavres de prisonniers odieusement torturés, d'otages massacrés, de blessés sans soins. Au sud de Lille, le canon tonne le 2 septembre, alors que la préfecture vient à peine d'être occupée. Le sabotage d'un train de munitions provoque une énorme explosion. La gare de la Madeleine est en feu. La Résistance doit se retirer devant une colonne ennemie qui pénètre dans la ville jusqu'à l'hôtel des Postes et prend les rues en enfilade.

Les FTP de Mons-en-Barœul, à l'est de la cité, tombent sur une colonne allemande, qui leur tire dessus. Ils perdent des hommes mais tendent néanmoins une embuscade un peu plus haut, les renforts arrivant au bruit de la bataille. Chaque fois qu'ils sont accrochés, les Allemands fusillent des otages, achèvent les blessés, massacrant 32 civils à Seclin.

Dans cette journée de bataille de rue, les résistants ont déjà perdu une centaine d'hommes. Des ambulances transportant de courageuses infirmières sillonnent les rues, les brancardiers de la Croix-Rouge ou les ados de la défense passive recueillent les blessés, qui ne sont pas moins de 600. Certains de ces jeunes gens sont tués au cours de leur mission de sauvetage. Ils n'ont pas 16 ans.

Le 3 septembre, tout semble terminé. Mais la bataille reprend au sud quand 300 Allemands en déroute cherchent à entrer dans la ville. Un parlementaire SS menace d'exécuter 10 Françaises prises en otage et de mettre la ville à feu et à sang s'il n'a pas le libre passage. Refus du préfet, qui promet de faire fusiller 400 prisonniers allemands si les otages ne sont pas libérés. Les SS renoncent, relâchent les femmes et s'enfuient vers la Belgique par Nieppe.

Cependant, la foule lilloise attend place de la République l'arrivée des Anglais. Quand ils paraissent enfin, comme s'ils s'étaient trompés de route, ils sont reçus avec une joie profonde, presque portés en triomphe par la population. Un seul homme est déçu par cette journée: le préfet Verlomme. Il doit faire place au commissaire de la République nommé et imposé par de Gaulle, Francis-Louis Closon, compagnon de la Libération, second de Jean Moulin, assistant de Parodi pendant la libération de Paris. Les réseaux du CDL sont muets d'indignation, mais le parachuté est un résistant de haut rang, incontestablement.

L'ordre règne à nouveau dans Lille, la ville de tous les courages.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Il est bien rare de trouver une reference à mon grand oncle Marcel BASSEUX Alors je remerce l'express et l'auteur de ce Blog