Sur les routes des Flandres...
De Notre Envoyé Spécial
Furnes, 7 novembre. — Des angles, des courtines, des rentrants, des saillants: les mars de briques rouges surmontés de talus d'herbe verte tracent sur le sol les lignes dessinées par Vauban. Des fossés profonds, remplis d'eau à pleins bords, suivent ce même tracé. Nous passons le vieux corps de garde construit sous Louis XIV, la porte monumentale ornée à son fronton d'un soleu en bas-relief, le pont-levis avec ses chaînes, et la série de crochets compliqués que fait la route. L'encombrement de chevaux, de camions, d'autos, est incroyable; les roues creusent dans la boue brune des sillons de jour en jour plus profonds.La campagne n'a pas exactement son aspect coutumier. Branchages élagués, les arbres ne sont plus que des têtards chauves; les plus grands gisent, abattus, ébranchés, les maîtresses branches épointées. Des lignes de tranchées, des talus, des glacis, des ronces artificielles enchevêtrées: la terre est hérissée, soulevée, creusée, et des nappes d'eau s'étendent sur les labours et les prairies. Dans ce verger, trois fossés, semblables aux autres, s'entrecoupent: «Il y a là trois canons», dit mon guide. Il faut le savoir pour s'en douter.Nous roulons depuis un bon moment, et toujours des hommes creusent et hérissent la terre. Là où il y a des portes, les sentinelles bénéficient de guérites artistiques: des paillotes élégantes et fantaisistes.
Roesbrugge: halte! Laissons passer un régiment de zouaves. Les habitants n'ont jamais vu d'hommes avec des pantalons pareils; en files devant leurs maisons, ils écarquillent les yeux et distribuent la suprême gourmandise: du tabac! Les zouaves ont le sourire. Un capitaine, pédestrement, porte le sac et le fusil d'un de ses hommes qui, de loin, suit la colonne en boitillant. A la sortie du village, parmi des arbres séculaires, une ancienne demeure seigneuriale, au milieu d'un parc où l'or somptueux des feuilles pleut sur les pelouses; c'est la paix et la splendeur de la saison finissante, un Latouche, avec ce détail que le peintre n'aurait pas ajouté: une centaine d'autobus parisiens en station, boueux, incolores, mastoes, qui furent des Madeleine-Bastille et des Odéon-Clichy, et dont les destinations présentes ne s'indiquent plus que par des X ou des Y.Nous nous faufilons parmi les autos, les cavaliers et les voitures des postes encombrant Proven; et nous arrêtons à Poperinghe. Dans les rues étroites, la population est aux écoutes: les vitres tremblent, tant la canonnade est intense et proche. Soyons tranquille; suivant la formule: l'attaque sera repoussée. Ce matin, un « Taube » a pondu deux œufs qui cassèrent quelques carreaux. A quelques kilomètres de là, Ypres est envahie par les Anglais. Ils ne sont pas venus le guide en mains pour admirer les halles, cette merveille que les Allemands désireraient évidemment démolir. Ils déambulent dans leurs uniformes khaki, et aux casquettes plates s'entremêlent quelques turbans d'Indiens: figures fines, grands yeux noirs et dents blanches; ici elles sourient; lorsqu'ils les montrent aux Allemands, le sourire s'évanouit. Le rez-de-chaussée des Halles est transformé en une immense écurie, propre, nette, et fleurant bon comme une écurie de cirque. Cinquante mètres plus loin, un cheval mort, victime d'un « Taube »; ce matin même, le sinistre pigeon fnt abattu d'un coup de fusil. D'autres « Taubes » le long de la route où nous nous engageons, vers Boesinghe, envoyèrent des bombes dans un verger; ils ont tué deux vaches, qui ballonnent, les quatre pieds raidis. Leurs propriétaire nous accosta: venons-nous pour « constater » ? Nullement, La figure de l'homme s'allonge. Paysan madré, il a refuse hier de dépecer ses animaux pour la boucherie, et préféré réclamer à l'autorité une constatation qui ne vient pas. En fait, c'est bai qui constate que son bétail pourrit inutilement sur place. Une bombe a creusé le trou où il ne lui reste plus qu'à l'enterrer.
Oostvleteren est transformé en campement arabe. Ce pays de Flandre est encore une fois le lieu de rencontre de toutes les races du globe! Les petites tentes blanehee et rectangulaires des goumiers se dressent dans les vergers, dans les prairies, panachées par les fumées bleues qui montent des feux de campagne. N'étaient l'atmosphère et les chaumières flamandes, on se croirait à mille lieues. Flegmatiques, les Arabes devisent, fument des cigarettes, drapés dans leurs amples burnous d'un bleu sombre. Courte veste et culotte de velours à côtes, bleu ou gris- souris, avec les bottes de maroquin rouge et le turban blanc, l'ensemble est élégant et dignement porté. Un peloton arrive au trot: sur les petits chevaux nerveux, les cavaliers coulient les genoux, le sabre maintenu entre la selle et la cuisse. Un chef, âgé, est entièrement vêtu d'un blanc immaculé. On lui fait observer qu'il offre une cible à l'ennemi; « La balle ne sait où elle va », répond-il.Sur la route, un régiment d'infanterie coloniale passe à fière allure.
A Polinchove, un bataillon de territoriaux fait la soupe. Le feu à tôt fait de prendre et la marmite de bouillir. Après trois mois de campagne, ce sont des soldats accomplis que ces hommes Ils ne s'excusent plus timidement de devoir vous de mander votre passeport. Un de leurs régiments vient dans otte région, d'enlever sept mitrailleuses à la baïonnette. Nulle part, cet exploit ne fut mentionné: il est donc devenu si ordinaire!Nous croisons encore des dragons, des cuirassiers des autos-mitrailleuses manœuvrées par des fusiliers-marins.
Loo est plein d'artilleurs. Tous les uniformes de l'armée française se sont donné rendez-vous dans ce coin. Après Alveringhem, des cavaliers belges du régiment des guides jalonnent la route, le chef orné du mirifique bonnet à poils. Des fantassins s'égagent dans les fermes de-ci, de-là, un pare d'artillerie ou du train, un équipage de ponts avec les bateaux plats utilisés ordinairement dans la région des nioëres. Il fait nuit noire quand nous arrivons à Furnes.La bonne petite ville est si calme d'ordinaire! Ce soir, le tohu-bohu et le va-et-vient de chevaux, de motocyclettes, de camions, de colonnes de ravitaillement d'autos aux phares aveuglants, sont indescriptibles. Il n'y a pas de confusion, cependant. Trouant l'ombre de la place, un jet de lumière: une grande porte s'ouvre, donnant sur un rez-de-chaussée monumental. Sous un éclairage blafard, deux cents prisonniers allemands blafards eux aussi, sont rangés par quatre. L'ombre de leur laide silhouette au casque pointu se découpe cruement. Un sous-officier réclame avec arrogance: il veut être séparé des simples soldats; on lui répond qu'un sous-officier français se considérerait comme déshonoré s'il ne partageait pas le sort de ses hommes. L'Allemand baisse la tête. Il n'est rien de tel que de remettre ces gens à leur place. La lourde porte se referme avec un bruit sourd.Dans l'ombre épaisse, à perte de vue, une succession de phares d'autos. Des troupeaux de bœufs, affolés par le vacarme des troupes, aveuglés par la lumière, se postent stupidement au milieu du chemin ou risquent de dégringoler dans le canal. Dix fois, on nous demande nos papiers; des falots explorent le fond de la voiture; des yeux soupçonneux vérifient si le contenu est bien conforme. Les territoriaux font exactement leur service. Une dernière fois, après les fortifications tracées par Vauban, après le pont-levis avec ses chaînes, après la porte au fronton orné d'un soleil en bas-relief, an corps de garde construit sous Louis XIV, on nous arrête. L'examen des paniers est encore plus long et plue minutieux. Ne nous en plaignons pas: c'est notre propre garantie.
Et nous rentrons en ville avec, dans les yeux, une inoubliable vision des routes de Flandre.
Henri Malo
Journal EXCELSIOR, 10 novembre 1914
Furnes, 7 novembre. — Des angles, des courtines, des rentrants, des saillants: les mars de briques rouges surmontés de talus d'herbe verte tracent sur le sol les lignes dessinées par Vauban. Des fossés profonds, remplis d'eau à pleins bords, suivent ce même tracé. Nous passons le vieux corps de garde construit sous Louis XIV, la porte monumentale ornée à son fronton d'un soleu en bas-relief, le pont-levis avec ses chaînes, et la série de crochets compliqués que fait la route. L'encombrement de chevaux, de camions, d'autos, est incroyable; les roues creusent dans la boue brune des sillons de jour en jour plus profonds.La campagne n'a pas exactement son aspect coutumier. Branchages élagués, les arbres ne sont plus que des têtards chauves; les plus grands gisent, abattus, ébranchés, les maîtresses branches épointées. Des lignes de tranchées, des talus, des glacis, des ronces artificielles enchevêtrées: la terre est hérissée, soulevée, creusée, et des nappes d'eau s'étendent sur les labours et les prairies. Dans ce verger, trois fossés, semblables aux autres, s'entrecoupent: «Il y a là trois canons», dit mon guide. Il faut le savoir pour s'en douter.Nous roulons depuis un bon moment, et toujours des hommes creusent et hérissent la terre. Là où il y a des portes, les sentinelles bénéficient de guérites artistiques: des paillotes élégantes et fantaisistes.
Roesbrugge: halte! Laissons passer un régiment de zouaves. Les habitants n'ont jamais vu d'hommes avec des pantalons pareils; en files devant leurs maisons, ils écarquillent les yeux et distribuent la suprême gourmandise: du tabac! Les zouaves ont le sourire. Un capitaine, pédestrement, porte le sac et le fusil d'un de ses hommes qui, de loin, suit la colonne en boitillant. A la sortie du village, parmi des arbres séculaires, une ancienne demeure seigneuriale, au milieu d'un parc où l'or somptueux des feuilles pleut sur les pelouses; c'est la paix et la splendeur de la saison finissante, un Latouche, avec ce détail que le peintre n'aurait pas ajouté: une centaine d'autobus parisiens en station, boueux, incolores, mastoes, qui furent des Madeleine-Bastille et des Odéon-Clichy, et dont les destinations présentes ne s'indiquent plus que par des X ou des Y.Nous nous faufilons parmi les autos, les cavaliers et les voitures des postes encombrant Proven; et nous arrêtons à Poperinghe. Dans les rues étroites, la population est aux écoutes: les vitres tremblent, tant la canonnade est intense et proche. Soyons tranquille; suivant la formule: l'attaque sera repoussée. Ce matin, un « Taube » a pondu deux œufs qui cassèrent quelques carreaux. A quelques kilomètres de là, Ypres est envahie par les Anglais. Ils ne sont pas venus le guide en mains pour admirer les halles, cette merveille que les Allemands désireraient évidemment démolir. Ils déambulent dans leurs uniformes khaki, et aux casquettes plates s'entremêlent quelques turbans d'Indiens: figures fines, grands yeux noirs et dents blanches; ici elles sourient; lorsqu'ils les montrent aux Allemands, le sourire s'évanouit. Le rez-de-chaussée des Halles est transformé en une immense écurie, propre, nette, et fleurant bon comme une écurie de cirque. Cinquante mètres plus loin, un cheval mort, victime d'un « Taube »; ce matin même, le sinistre pigeon fnt abattu d'un coup de fusil. D'autres « Taubes » le long de la route où nous nous engageons, vers Boesinghe, envoyèrent des bombes dans un verger; ils ont tué deux vaches, qui ballonnent, les quatre pieds raidis. Leurs propriétaire nous accosta: venons-nous pour « constater » ? Nullement, La figure de l'homme s'allonge. Paysan madré, il a refuse hier de dépecer ses animaux pour la boucherie, et préféré réclamer à l'autorité une constatation qui ne vient pas. En fait, c'est bai qui constate que son bétail pourrit inutilement sur place. Une bombe a creusé le trou où il ne lui reste plus qu'à l'enterrer.
Oostvleteren est transformé en campement arabe. Ce pays de Flandre est encore une fois le lieu de rencontre de toutes les races du globe! Les petites tentes blanehee et rectangulaires des goumiers se dressent dans les vergers, dans les prairies, panachées par les fumées bleues qui montent des feux de campagne. N'étaient l'atmosphère et les chaumières flamandes, on se croirait à mille lieues. Flegmatiques, les Arabes devisent, fument des cigarettes, drapés dans leurs amples burnous d'un bleu sombre. Courte veste et culotte de velours à côtes, bleu ou gris- souris, avec les bottes de maroquin rouge et le turban blanc, l'ensemble est élégant et dignement porté. Un peloton arrive au trot: sur les petits chevaux nerveux, les cavaliers coulient les genoux, le sabre maintenu entre la selle et la cuisse. Un chef, âgé, est entièrement vêtu d'un blanc immaculé. On lui fait observer qu'il offre une cible à l'ennemi; « La balle ne sait où elle va », répond-il.Sur la route, un régiment d'infanterie coloniale passe à fière allure.
A Polinchove, un bataillon de territoriaux fait la soupe. Le feu à tôt fait de prendre et la marmite de bouillir. Après trois mois de campagne, ce sont des soldats accomplis que ces hommes Ils ne s'excusent plus timidement de devoir vous de mander votre passeport. Un de leurs régiments vient dans otte région, d'enlever sept mitrailleuses à la baïonnette. Nulle part, cet exploit ne fut mentionné: il est donc devenu si ordinaire!Nous croisons encore des dragons, des cuirassiers des autos-mitrailleuses manœuvrées par des fusiliers-marins.
Loo est plein d'artilleurs. Tous les uniformes de l'armée française se sont donné rendez-vous dans ce coin. Après Alveringhem, des cavaliers belges du régiment des guides jalonnent la route, le chef orné du mirifique bonnet à poils. Des fantassins s'égagent dans les fermes de-ci, de-là, un pare d'artillerie ou du train, un équipage de ponts avec les bateaux plats utilisés ordinairement dans la région des nioëres. Il fait nuit noire quand nous arrivons à Furnes.La bonne petite ville est si calme d'ordinaire! Ce soir, le tohu-bohu et le va-et-vient de chevaux, de motocyclettes, de camions, de colonnes de ravitaillement d'autos aux phares aveuglants, sont indescriptibles. Il n'y a pas de confusion, cependant. Trouant l'ombre de la place, un jet de lumière: une grande porte s'ouvre, donnant sur un rez-de-chaussée monumental. Sous un éclairage blafard, deux cents prisonniers allemands blafards eux aussi, sont rangés par quatre. L'ombre de leur laide silhouette au casque pointu se découpe cruement. Un sous-officier réclame avec arrogance: il veut être séparé des simples soldats; on lui répond qu'un sous-officier français se considérerait comme déshonoré s'il ne partageait pas le sort de ses hommes. L'Allemand baisse la tête. Il n'est rien de tel que de remettre ces gens à leur place. La lourde porte se referme avec un bruit sourd.Dans l'ombre épaisse, à perte de vue, une succession de phares d'autos. Des troupeaux de bœufs, affolés par le vacarme des troupes, aveuglés par la lumière, se postent stupidement au milieu du chemin ou risquent de dégringoler dans le canal. Dix fois, on nous demande nos papiers; des falots explorent le fond de la voiture; des yeux soupçonneux vérifient si le contenu est bien conforme. Les territoriaux font exactement leur service. Une dernière fois, après les fortifications tracées par Vauban, après le pont-levis avec ses chaînes, après la porte au fronton orné d'un soleil en bas-relief, an corps de garde construit sous Louis XIV, on nous arrête. L'examen des paniers est encore plus long et plue minutieux. Ne nous en plaignons pas: c'est notre propre garantie.
Et nous rentrons en ville avec, dans les yeux, une inoubliable vision des routes de Flandre.
Henri Malo
Journal EXCELSIOR, 10 novembre 1914
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