Le 4 juillet 1928, lors d'un ultime Londres-Bruxelles, Loewenstein disparaît au-dessus de Dunkerque.En 1928, un sulfureux milliardaire, Alfred Loewenstein, a mystérieusement disparu, quelque part dans les airs au-dessus de Dunkerque. Quatre-vingts ans plus tard, un passionné, Robert Dehon, rouvre l'enquête. Il nous raconte « l'affaire ». Et cherche de nouvelles pistes...
PAR CLAIRE LEFEBVRE
PHOTOS ARCHIVES ROBERT DEHON
Mais qui était Alfred Loewenstein ?
«Entre nous, c'était un intriguant. Il fait fortune, de manière colossale, sans se soucier jamais de ceux qu'il lèse. Il courtise la fille d'un homme très influent, Misonne, le conseiller privé du roi des Belges Leopold II. On a affaire à quelqu'un qui veut le pouvoir, peu importe comment il y parvient. Il est condamné pour avoir fait du marché noir avec l'Angleterre pendant la Première Guerre. Mais il deviendra tout de même le "Captain Loewenstein" : comme il a le bras long, l'affaire est étouffée. Comme le sera son décès !» En 1928, il a donc un paquet d'ennemis !
«Il est le plus important financier européen, touche à des industries nouvelles au Brésil, aux États-Unis et au Canada, où sa photo s'étale dans les journaux. Il aime les champs de course, la fête, a des villas partout en Belgique et dans le Sud de la France. On n'a pas de preuves de ses infidélités, mais on sait que le ménage fait chambre à part. Rappelons aussi le contexte ambiant : on est à la veille de la crise de 1929, et Loewenstein est juif. Pour beaucoup, il en sait trop, il est devenu gênant.»
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Il est aussi féru d'aviation...
«Il a acheté un avion à l'Imperial Airways, un Fokker. Le 4 juillet 1928, il décolle de Croydon (sud de Londres), compte atterrir à Haren (nord-est de Bruxelles). À bord, il y a les pilotes et son staff : tous se connaissent, sauf les deux secrétaires. On est à 1 200 m d'altitude...»
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Et Dunkerque est à mi-vol !
«Soudain - d'après les passagers -, Loewenstein se lève pour aller aux toilettes, à l'arrière de l'appareil. Là, il y a deux portes : l'une ferme les w.c., l'autre, tournante, donne sur l'extérieur. Au bout de dix minutes, le majordome, inquiet, défonce la porte des toilettes : Captain Loewenstein a disparu !»
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Panique à bord ?
«À cause du bruit des moteurs, on ne s'entend pas. C'est pourquoi le pilote décide, pour faire le point avec les passagers, d'atterrir sur la plage de Dunkerque à l'ouest du port - du moins à ce qu'il prétend. Or poser un Fokker de 4,5 t à mi-retrait de la marée est très risqué. Mais il donne ainsi l'impression d'agir dans l'urgence... et de ne pas connaître l'existence d'un ancien aérodrome à Saint-Pol.»
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Un complot prémédité ?
«On peut très bien imaginer que la porte a été trafiquée pour que Loewenstein tombe de l'avion. Mais les hypothèses de l'accident ou du suicide ne peuvent être écartées : Loewenstein avait des dettes.»
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On a retrouvé le corps ?
«Quinze jours plus tard, le 19 juillet, le chalutier Sainte-Thérèse de l'Enfant Jésus (ou Santa Théresa) repêche un corps. Son capitaine recevra 10 000 francs de récompense de la femme de Loewenstein, venue immédiatement à Calais. Le corps est identifié grâce à sa dentition et à une montre. Tous les os sont brisés, preuve que le corps a heurté l'eau à très grande vitesse. Une autopsie privée a lieu. Le corps est mis en bière et expédié à Bruxelles. Mais pour moi, l'affaire n'est pas close !» •
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Le Belge Robert Dehon sur les traces de Loewenstein.
Mi-Hercule Poirot, mi-Derrick, Robert Dehon , sexagénaire belge, est un passionné des petites histoires de la grande Histoire locale. En cherchant dans les archives, il est tombé sur la nébuleuse affaire Loewenstein. Et n'a pu s'empêcher de farfouiller... Quand il a mis en ligne son récit de l'affaire Loewenstein, son site* a battu son record de fréquentations : 19 000 visites en quinze jours, contre les 2 000 que reçoivent habituellement chacune de ses chroniques ! Mais malgré cet engouement, le mystère Loewenstein reste entier.
Vivant du côté de Bruxelles, Robert Dehon se rend régulièrement dans le Boulonnais où, depuis plus de quinze ans, il se passionne pour l'histoire du fort de la Crèche et ses pans d'ombre, dans lesquels s'engouffre notre investigateur. Il a établi son QG dans un hôtel de Wimereux, où nous l'avons rencontré.
Aussi curieux qu'Hercule Poirot, le détective belge aux fameuses « petites cellules grises » d'Agatha Christie, Robert Dehon ne se dépare jamais d'un calme pince-sans-rire à la Derrick. Le tout servi par une pointe d'accent belge qui relève le suspense dont il pimente ses récits historiques !
De quoi donner envie aux amateurs du genre de rouvrir le savoureux dossier Loewenstein...
C.L.
*www.cyanopale-histoires.com : le portail historique de la côte d'Opale qu'anime Robert Dehon
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Que reste-t-il du magnat Loewenstein ?
Mieux que du Gaston Leroux, l'affaire Loewenstein est un mystère de la chambre jaune... en plein ciel ! ... Mais que reste-t-il de son défunt héros ?
> Son splendide hôtel particulier : à Bruxelles, rue de la Science. Après avoir été l'ambassade du Canada, puis celle de la Hollande, c'est aujourd'hui la cour des comptes belge !
> Un livre : The Man Who Fell From The Sky (L'homme tombé du ciel) de William Norris, paru en 1987 en anglais, mais jamais traduit en français. L'hypothèse de son auteur : il y a eu crime et il était prémédité. Peut-être ses ennemis ont-ils ourdi la machination et payé l'équipage pour se débarrasser de Loewenstein. L'arme du crime : de la corde à piano ! «On peut même imaginer un stratagème : la porte extérieure est fixée avec deux goupilles et de la corde à piano. Le pilote fait pencher l'appareil lorsque Loewenstein sort des toilettes. Il perd l'équilibre, s'appuie sur la porte... qui s'ouvre sur le vide. Il n'y a plus qu'à atterrir à Saint-Pol pour placer la porte de rechange cachée dans la soute», précise R. Dehon.
> Une mystérieuse tombe : photographiée dans l'ouvrage de William Norris paru en 1987, la tombe du milliardaire est une plaque de marbre noire parfaitement anonyme. Or lorsque R. Dehon est allée la photographier à son tour, en 2005, il a découvert qu'elle portait désormais l'inscription : «Loewenstein-Misonne»...
> Un gadget : Fokker, le constructeur de l'appareil à bord duquel Loewenstein a fait son dernier voyage, a équipé son VIIa-3m d'un bar coulissant, baptisé le « Loewenstein's bar ».
C. L.
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Les protagonistes de l'affaire
> L'épouse d'Alftred Loewenstein : Madeleine Misonne.- L'une des quatre filles d'un grand avocat, conseiller du roi Leopold II. Elle épouse Alfred en 1908, avec qui elle aura un fils, Robert. Elle décède en 1938.
> Le valet d'Alfred : Fred Baxter.- Après l'affaire, devient le valet du fils d'Alfred, Robert. Ils habitent Paris quand, le 22 avril 1932, Baxter est retrouvé mort d'une balle dans la tête...
> Le fils d'Alfred : Robert.- Dit «Bobby», a 18 ans quand son père disparaît. Il deviendra pilote et se tuera dans un acccident d'avion en 1939.
> Le pilote d'Alfred : Donald H. Drew.- A la réputation d'être un as de la RAF (Royal Air Force), reconverti après guerre à l'Imperial Airways, avant d'entrer au service de Loewenstein. Il ne pouvait pas, selon Robert Dehon, ne pas connaître l'aérodrome désaffecté de Saint-Pol-sur-Mer...
> Le co-pilote : Robert «Bob» Little.- Pilote professionnel privé, plus jeune que Drew, qu'il rencontre à Croyden et suit chez Loewenstein. Après l'affaire, il fonde sa propre compagnie d'aviation et devient le pilote privé de la duchesse de Bedford sur Fokker VIIa.
> Le secrétaire particulier d'Alfred : Arthur Hodgson.- Vu à Bruxelles quelques jours après le drame, avant de disparaître à jamais. Son CV est inconnu.
> La secrétaire anglophone : Eileen (ou Ellen) Clarke.- Disparaît après le retour à Croyden, son CV est inconnu.
> La secrétaire francophone : Paule (ou Paula) Bidalon.- Comme sa collègue, son CV est aussi introuvable que sa trace après l'affaire.
C. L.
in LA VOIX DU NORD, édition de Dunkerque du 28 octobre 2009