L'Omnia, du pionnier Belle Époque au jouir sans entracte
Ils étaient trente après-guerre, on les compte sur les doigts de la main de Mickey aujourd'hui. Que sont devenus les anciens cinoches lillois ? Honneur au précurseur : l'Omnia.
PAR SÉBASTIEN BERGÈS
Le 30 septembre 1994, le rideau tombe sur l'Omnia. La salle, rachetée par un restaurateur, va être transformée, renommée «Taverne de l'Écu», à la joie des rieurs. Car le 9, rue Esquermoise a porté jusqu'au mitan des années 90, dernier des Mohicans, le flambeau du sexe sur grand écran.
Un pied de nez aux bonnes moeurs, à l'orée d'un quartier mué en enclave chic. «La clientèle entrait col relevé, chapeau baissé, et disparaissait fiévreusement dans l'ombre de l'étroit couloir», écrit un gazettier à l'époque. L'homélie est juste mais courte. Sous l'odeur de soufre qui se dissipe flotte un autre parfum. Celui de la Belle Époque. Décrochées, les affiches d'Esclaves pour orgies révèlent des vestiges longtemps soustraits aux regards bégueules. Des cartouches de style rocaille du XIXe, des programmes de spectacle placardés sous les majorats Legrand ou Delory... Du stupre émerge un grand témoin des distractions sous la IIIe République. Et avec lui, le premier temple lillois de l'invention des frères Lumière.
Le 1er mars 1908, le rideau se lève sur l'Omnia-Pathé, premier écran sédentaire de la région, au n° 9, dans les murs de la Grande Brasserie de l'Industrie. Les spectateurs s'y pressent par les deux accès, rue Esquermoise pour les belles gens, rue de Pas pour les pauvres diables.
On se pousse du coude : depuis une dizaine d'années, les «vues» remportent un succès grandissant. Ne manquait qu'un lieu dédié. Ce sera rue Esquermoise, à deux pas des projections de 1896. Le 9, rue Esquermoise n'est pas un inconnu : music-hall nommé l'Eldorado dans les années 1860, il fusionne en 1886 avec une brasserie. L'architecte Louis Gilquin, à qui l'on doit l'hôtel des Postes (rue Inkermann), appose sa signature sur le nouvel ensemble. Vingt ans plus tard, la firme au coq Pathé trouve là un écrin de 700 places, à la mesure de son aura. «On y projette des comiques de Rigadin, de Max Linder, des drames, des documentaires, des reconstitutions historiques , énumère Olivier Joos, historien du cinéma régional. Comme toutes les premières salles fixes, le spectacle est d'une durée d'environ trois heures, avec films comiques, grand film, actualités, entracte avec acrobate ou chanteur... »
En 1909, elle chante les louanges de son joyau dans L'Illustré du Nord : «Théâtre de l'Omnia, le plus grand établissement cinématographique du Nord.»
Fernandel et karaté
Les «vues» ont le vent en poupe. Elles essaiment à Wazemmes, rue de Béthune ou parvis Saint-Maurice. Au lendemain de la Grande Guerre, la ville compte dix salles. L'Omnia leur survivra toutes. Mais à quel prix ? L'aïeul peine. L'Entre-deux-guerres voit ouvrir dans le centre des salles somptueuses, comme le Familia. Au début des Trente Glorieuses, voilà l'Omnia, encore prisé des militaires voisins, réduit aux acquets. Dans les journaux, quand ses concurrents racolent à coups de superlatifs et d'illustrations, le vétéran se contente d'entrefilets laconiques vantant Luis Mariano ou Fernandel. Fanfan la Tulipe y atterrit avec deux ans de retard. Au début des seventies, l'Omnia se résigne aux bobines de karaté. Des valeurs sûres, mais moins qu'un genre en plein boom : le porno. Fin 1974, Les Savoureuses inaugurent une nouvelle ère. La dernière, qui éclipsera les autres.
Débaptisée en 95, la salle a retrouvé son nom en 2003. Plus d'un siècle après ses débuts, elle assume son histoire, de grandeur et de décadence. De celles dont on fait les grands films. •
in LA VOIX DU NORD, édition de Lille du 29 août 2009
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