Dernière nuit de guerre en Belgique
de la revue 'Le Courrier de l'Armée' No. 727, 7 novembre 1920
par Adjudant A. D.
Nous sommes terrés au bord du canal, derrière les grilles du château C... et à quelques mètres du carrefour de Meulestede, dont l'étrange tourelle abrite, paraît-il, des mitrailleuses.
Derrière nous, la fabrique de cartons brûle toujours, les charpentes craquent et les flammes font de rouges lueurs.
De l'autre côté du canal, pas un bruit, pas une lumière. Les maisons paraissent vides et pourtant une porte vient de s'ouvrir et l'on entend parfaitement un rire de femme.
Que se passe-t-il? Quelques ombres sont là, le long du mur, devant le café qui fait le coin... des Boches sans doute; un peu à gauche aussi doit se trouver une mitrailleuse; mon caporal m'a affirmé tantôt avoir entendu le bruit que fait l'arme lorsqu'on « charge »; j'ai vu le feu d'une cigarette... Nous sommes si près...
Depuis un moment, il nous semble entendre au loin, très loin, des cris, une vague rumeur qui monte vers le ciel... Une rumeur qui devient magnifique, puisque nous entendons la Marseillaise...
Nous sommes là dans nos trous, la figure sale, les yeux grandis, le cœur battant... Le rêve serait-il une réalité?
Mes hommes ne tiennent plus en place, m'interrogent, vont d'un trou à l'autre, ne songeant plus à se baisser. Cependant, les ombres sont toujours là en face. Le sergent D... a réuni ses mitrailleurs sans savoir pourquoi. Il est venu me trouver, les larmes aux yeux... Nous restons à nous regarder, la gorge prise dans un étau. Encore du bruit, toujours la même rumeur, les mêmes cris, là-bas, dans la direction du Rabot; mais c'est un rêve que tout cela?
Le bruit s'éloigne, s'éloigne encore et la nuit, la belle nuit étoilée du onze novembre redevient calme, insupportablement calme.
La porte du café vient encore de s'ouvrir, nous envoyant brutalement un flot de lumière qui se reflète dans le canal.
Un chien se met à aboyer dans la rue, une fenêtre se referme brusquement, puis... le calme... L'eau clapote entre les rives.
Le capitaine vient de m'appeler; coûte que coûte, il nous faut gagner l'autre rive. W... passera le premier avec son peloton; moi, je suivrai lorsqu'il se sera disposé en tête de pont.
Toutes ces rumeurs: Une hallucination. Voilà la réalité... C'est toujours la guerre... Nous allons encore nous battre. Mais qu'importe, quelque chose nous dit « Courage ». On éprouve le besoin de se parler, de se créer un espoir. Fini la fatigue, la faim, la boue; on avance, on avance toujours; aujourd'hui nous serons à Gand.
W... commande ses hommes, forme de petits groupes, donne à chacun les dernières instructions; on s'équipe, on se prépare. Je l'entends: « ...Si nous arrivons, eh bien... »
Mais voilà, la barquette est là, ramenée avec mille précautions... il faut partir; franchir un canal n'est pas chose facile; y arriverons-nous seulement?... La nuit est si claire, tellement belle... Ils descendent... doucement, la barque s'éloigne, faisant un peu de bruit. On écoute, on n'ose respirer... Le temps est long, incroyablement... Vont-ils arriver?... Les Boches ne les ont-ils pas vus?... Une subite fusillade va peut-être les faucher?... Mais rien... Ils accostent sans un coup de feu... Ils débarquent... Leurs silhouettes ranchent sur la berge. Soudain, le bruit d'une lutte dans l'ombre, des fenêtres sont enfoncées, des carreaux tombent, des portes s'ouvrent, des cris... de la lumière... des gens... des civils...
« Belg! Oh Belg!! »... On entend des bruits de baisers... des sanglots... « Hardis les hommes, la berge est libre... Hoé, la 6e compagnie... » On les voit courir d'une porte à l'autre; un mot se répète: « Armistice... Armistice ».... Mais c'est impossible... Nous nous regardons, les hommes sortent du parc, on s'avance au bord du canal plus librement déjà... Oh, le beau rêve...
Mes soldats sont là, entourés de civils qui les interrogent... et deux Allemands viennent de sortir de leur cachette... heureux de nous mettre au courant de ce qu'ils savent... Ils parlent de l'armée se repliant sans combattre... de révolution... d'armistice...
« Mon Capitaine, le téléphone. »
Un ordre vient d'arriver, cette fois sans précédent, et j'entends de loin le capitaine: « On ne tire plus... Les troupes restent en place... Armistice à partir de 11 heures!... »
Alors les cris cessent brusquement, et tous ces braves poilus, qui durant quatre années avaient affronté la boue, l'acier, la mort, tombent en sanglotant dans les bras l'un de l'autre...
Adjudant A. D.
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