La frontière linguistique : état de la question
M. Pierre Leman
Depuis un siècle et demi, les historiens débattent de la frontière linguistique, principalement de son origine, de sa chronologie et de sa situation. La bibliographie est à ce sujet immense mais depuis une décennie, l’archéologie apporte des arguments nouveaux, en particulier dans le département du Nord.
Un état de la question en fut déjà présenté lors d’une séance du XIVe Congrès de l’Union internationale des Sciences historiques et préhistoriques de Liège en 2001 (Leman 2001). Depuis, les découvertes archéologiques, à Pitgam et à Roubaix, en particulier, ont apporté une documentation nouvelle.
L’ouvrage du savant belge Maurits Gysseling est le fruit d’une vaste étude des lieux-dits du Nord de la France, de la Belgique, de l’Allemagne et du Luxembourg. Un résumé commode en a été donné dans un article de la Revue du Nord de 1962. Quelles sont les thèses de l’auteur ? Les parlers germaniques ont une longue histoire, constituée de plusieurs niveaux. Le plus ancien serait composé d’éléments qu’on pourrait appeler le « vieux germanique ». S’ensuit une période spécifique due à la présence romaine à laquelle succède dès le Ve s. de notre ère, un temps de forte germanisation. Puis, peu à peu, le reflux s’est installé et - en raison de circonstances diverses - la frontière a reculé dans le département depuis une ligne Montreuil-Béthune jusqu’à la Lys, en amont d’Armentières. Au-delà, un parler germanique, au deçà, un parler roman. Mais, à la même époque, Jean Stengers, professeur à l’Université Libre de Bruxelles publie un essai intitulé La formation de la frontière linguistique en Belgique ou de la légitimité de l’hypothèse historique. On y lit en particulier que le bilan des diverses hypothèses (celle en particulier de son collègue Jan Dhondt) est trop maigre pour être crédible, en rappelant en particulier que seulement dix-huit lignes de textes entre César et Grégoire de Tours ont trait directement au sujet. Mais la critique n’est pas uniquement négative et l’auteur rappelle que le débat peut être relancé à partir de nouvelles sources, l’archéologie en particulier. Pour le département du Nord, qu’en est-il actuellement ? Au préalable, une donnée importante historiographique doit être soulignée. Les travaux de Verlinden, Dhondt, Stengers et Gysseling sont publiés au moment où l’archéologie médiévale française connaît un important retard par rapport à l’Allemagne et à l’Angleterre et ne peut être guère sollicitée. On ne connaît pas, par exemple, la céramique domestique de l’époque franque en particulier. Les méthodes de fouilles sur le terrain ne sont pas satisfaisantes et il n’est pas possible de détecter les empreintes des trous de poteaux des cabanes mérovingiennes. On ne connaissait alors que de grandes nécropoles (Bouvines, Esquermes, Avesnelles, Ferrière, Locquignol, etc…) mais jamais les habitats correspondants. A croire que nos ancêtres avaient vécu dans des sarcophages ! Depuis quarante ans, les progrès ont été acquis et l’archéologie a maintenant droit au chapitre. Les hypothèses selon lesquelles un limes belgicus, ligne de fortins romains établis au IVe s. de notre ère aurait servi de fondement à une frontière linguistique sont à présent abandonnées, de même que celle relative à une forêt charbonnière implantée d’est en ouest jusqu’au nord de Liège. Notre collègue lorrain, Alain Simmer, en se fondant sur l’analyse très fine de la répartition des cimetières mérovingiens des VI et VIIe s. (en rangée, avec ou sans sarcophage), a montré que les gisements les plus denses se trouvaient bien en deçà de la frontière linguistique. De même, dans le département du Nord, le secteur le plus riche en lieux-dits d’origine germanique est précisément le plus pauvre en sites mérovingiens. Il faut donc se résoudre à abandonner la date traditionnelle de 406, date de l’arrivée de plusieurs peuples venus de Germanie et aborder franchement l’idée d’un flux beaucoup plus ancien. On notera, en outre, une autre avancée de l’archéologie, celle des « marqueurs » des peuples conquérants (bijoux, armes, et mêmes caractères anthropologiques). Reportés sur une carte, leur répartition correspond bien aux principaux axes de pénétration relevés dans les textes (citons à ce sujet l’exemple des Francs bien repérés de cette sorte en Thuringie par les archéologues du musée de Weimar). Ainsi, Patrick Perrin a pu retracer l’avancée des Francs dans le Nord de la Gaule au Ve s. selon un axe situé bien à l’est des zones aux parlers germaniques (Direction Tournai – Cambrai - Soissons). Deux chercheurs belges, Danny Lamarcq et Marc Rogge proposent ainsi une installation germanique dès le IIIe s. de notre ère, militaire avec implantations de garnisons de soldats d’origine germanique, rurale avec la mise en culture de terres pauvres par de nouveaux immigrants.
Ces dernières années, les archéologues ont mis au jour des tessons de céramiques à Pitgam, à Roubaix ensuite, dont la facture, les décors relèvent d’une évolution plus lente par rapport aux échantillons découverts au sud de Lille, à Seclin en particulier et qui sont à rapprocher des productions bataves de Zélande. Nous aurions donc ici une trace ténue d’une frontière - disons une marche - de civilisation est-ouest qui correspond au tracé de la frontière linguistique.
Nos collègues suisses, lorrains, et bretons ont également identifié de leur côté des différences matérielles de part et d’autre d’une frontière linguistique. Le recours constant aux textes, la multiplication des fouilles archéologiques de plus en plus précises renouvellent l’étude de la frontière linguistique, avec des avancées timides certes, mais qu’il convient de faire connaître. Des incursions des Cimbres et des Teutons du IIe s. av. J.-C. jusqu’aux incursions normandes du IXe s., l’imprégnation germanique des terres septentrionales s’est faite lentement avec le long répit de l’époque romaine et les moments forts du Ve s. Cette frontière n’avait pas le caractère tranché qui caractérise notre époque : les franges étaient floues chez des peuples souvent bilingues. Ainsi, près de Cysoing, sur le plateau où a lieu la bataille de Bouvines, la dénomination de la rivière principale, la Marque, relève d’un répertoire germanique tandis que son petit affluent, le Gland, trahit une référence celte. Chez les Nerviens, à Bavay, une inscription découverte récemment livre un nom de notable local d’origine germanique. Oeuvre très lente des siècles, marche ethnographique et linguistique à l’époque romaine, cette frontière a quand même un tracé à peu près régulier, qui ne tient compte ni des reliefs ni des cours d’eau. On se contentera, pour l’instant des propositions du professeur Lucien Musset selon lesquelles les premières vagues d’envahisseurs germaniques sont restées parallèles au Rhin et au Danube, comme l’atteste leur tracé, de la mer du Nord aux confins du pays magyar.
communication faite à la Commission Historique du Département du Nord