Une cité flamande à l'heure de la Grande Guerre
La vie à Cassel
de la revue ‘Lectures Pour Tous’ du 1er décembre 1916
C'était Le Bon Temps
Perchée sur le plus haut sommet des Flandres, ce qui, malgré tout, ne lui donne que la modeste altitude de 170 mètres, la petite ville, toute entourée de verdure, regardait tourner ses moulins à vent et coulait des jours tranquilles et monotones.
Sa grand'place, qui se montrait fière de son joli bâtiment renaissance abritant le musée communal, de son hôtel de la « Noble Cour » au vaste toit garni de trois rangs de lucarnes superposées, de ses quelques anciennes demeures et de la masse un peu rude de sa vieille église, restait déserte et l'étranger qui s'y aventurait voyait sur son passage les rideau des fenêtres s'agiter curieusement.
Dans les rares magasins, où une marchande endormie se dérangeait à peine à votre arrivée, il ne fallait pas songer à trouver les dernières nouveautés; par contre, nos arrière-grands-parents auraient encore pu y acheter les objets dont ils avaient l'habitude de se servir.Seul le jour du marché apportait un peu d'animation.
Ce jour-là, des villages voisins grimpaient des théories de voitures anciennes et pittoresques: guimbardes du vieux temps, cabriolets aux rideaux d'andrinople rouge, chars à bancs attelés de la jument de labour ou d'une mule entêtée. Ce mouvement durait une matinée: puis, bien vite, le dernier marchand et la dernière fermière partis, on faisait disparaître toute trace de leur passage, chacun rentrait chez soi, et le calme régnait de nouveau en maître jusqu'au jeudi suivant.
Comme toute cité flamande, la petite ville possédait, outre de nombreux estaminets où les amateurs de chopes pouvaient s'attabler en fumant leur pipe, un kiosque à musique, une perche pour le tir à l'arc, une compagnie d'archers, une autre de carabiniers, et un géant casqué, cuirassé et barbu qui tous les ans prenait l'air en compagnie de son épouse, aux sons d'une marche populaire.
A cette occasion, la ville tout entière s'éveillait et s'agitait frénétiquement, semblant se dire: « Dépêchons-nous... cela ne dure qu'un jour », et, en voyant la place et les rues si animées, on se demandait ce que devenait tout ce monde pendant le reste de l'année.
Bien rares étaient les automobiles qui traversaient les rues de la ville ou les chemins de la campagne, et les chariots des cultivateurs, lourds et dépourvus de timon, étaient habitués à considérer le milieu de la route comme leur propriété, ne se dérangeant lentement et à regret qu'après de nombreuses sommations et lorsque vraiment leur conducteur avait reconnu qu'il n'y avait plus moyen de faire autrement.
Aimant leur « chez eux », vivant en famille, se réunissant aux ducasses pour des repas longs et substantiels, continuant les traditions que leurs pères leur avaient transmises, les habitants de la petite cité coulaient en somme une existence paisible et heureuse.
Reveil Dans La Fièvre
Brutalement, le tocsin, sonnant la mobilisation à tous les clochers de la région, vint bouleverser la paisible petite ville de X....Sans bruit, très résolument, les hommes partirent, bien décidé; à défendre courageusement, une fois de plus, ces libertés si chères aux cœurs flamands, pour lesquelles leurs pères avaient toujours combattu; les femmes sécherent leurs pleurs, se mirent vaillamment à la besogne, et la ville fut encore plus déserte.
Puis, après les succès et les espoirs des premiers jours, ce furent les heures d'inquiétude et d'angoisse: la bataille de Charleroi, l'invasion de la Belgique... si près, brusquement l'arrêt de la poste, les trains qui ne partent plus dans aucune direction, l'absence de nouvelles et les bruits les plus différents qui se répandent, venant on ne sait d'où; un régiment de territoriaux cantonne dans la ville, puis repart; enfin la première arrivée des Anglais, une auto-mitrailleuse qui traverse la place...
Les habitants de X... sentant le besoin de parler, d'apprendre quelque chose, d'être encouragés, sortent de leur réserve habituelle, deviennent plus communicatifs, se retrouvent sur la place plus animée, se réunissent par petits groupes demandant ou donnant des nouvelles.Après la victoire de la Marne, la « course à la mer » rapproche chaque jour la bataille de la petite cité flamande.« Les uhlans sont à Y...! On dit qu'ils se rapprochent. Vont-ils venir ici? » Et chaque jour on se réveille en se demandant, la gorge serrée: « Est-ce que ce sera pour aujourd'hui? » Enfin, un beau matin, comme une traînée de poudre, se répand une rumeur sinistre: « Ils sont là, dans la direction du cimetière; on les a vus. »Mais une salve, tirée par les gendarmes, les met en fuite; de partout les renforts arrivent; le canon gronde, et sur la place uéfilent fantassins, artilleurs, cavaliers, goumiers, et les lourds autobus de Londres aux impériales garnies de soldats flegmatiques fumant paisiblement leurs pipes.
Depuis, le canon n'a pas cessé de se faire entendre, grondant furieusement à certains jours et faisant trembler les vitres des petites fenêtres garnies de rideaux brodés et ornées de pots de géraniums.Pendant la bataille des Flandres, c'est à X... que le général Foch vient s'installer avec son état-major:il y habite une vaste et ancienne maison qui jadis hébergea le roi Charles IX; et tour à tour, sans en tirer vanité, la petite ville reçoit le président de la République, notre généralissime, le maréchal French et... la visite des taubes, car tout honneur se paye.
Un certain jeudi, jour de marché, l'éclatement d'une bombe se fait entendre... puis d'une seconde.... Chacun s'arrête un peu ému, scrutant le ciel.Une troisième... plus près celle-là... il n'y a plus à hésiter.... Rapidement les braves campagnardes empoignent les volailles, le beurre, les paniers d'œufs, sauvant le plus qu'elles peuvent de leurs marchandises, se précipitent, se bousculent, et s'engouffrent sous l'abri tutélaire des voûtes de la vieille église.On en fut quitte pour la peur et pour quelques majestueuses omelettes s'étalant sur les dalles du sanctuaire.
A la Dernière Mode Anglaise
Après le départ de l'état-major français, l'armée britannique, qui occupait déjà les villages environnants, prit définitivêment possession de la ville et s'y installa.... Chaque maison reçut son contingent d'alliés.Et alors, de jour et de nuit, les automobiles, les motocyclettes lancées en trombe, les camions lourdement chargés, sillonnèrent la place et les rues, faisant trembler les maisons et constellant de boue les façades si proprettes que l'on faisait autrefois repeindre chaque année et que, tous les samedis, les ménagères lavaient et récuraient avec soin.
Sanglé dans son uniforme khaki orné d'un brassard noir, le ceinturon garni d'un revolver dans son étui de cuir fauve, un majestueux police man, posté à chaque carrefour, dirige le mouvement d'un geste de la main; les longs chariots flamands tiennent prudemment leur droite et mettent à se ranger une étonnante rapidité.
Des officiers, le fouet à la main, montant avec élégance de fort beaux chevaux, pur sang, chevaux de chasse et même de polo, débouchent sur la place. Aussitôt une nuée de gamins, à l'affût de la clientèle, se précipite, s'offre pour tenir les montures, car le métier est lucratif.
L'heureux élu,tout pénétré de son importance, fumant une cigarette, tient par la bride un et même deux chevaux qui le regardent d'un air paisible, tandis que de tout petits ou de moins débrouillards lui jettent un œil d'envie.
Les premiers Ecossais, montrant leurs jarrets nerveux sous les petites jupes plissées, causèrent quelque étonnement. Les plantureux Flamands, aux membres épais et rebondis, regardaient avec perplexité les cavaliers hindous, maigres et élancés, dont les jambes sans mollets laissaient paraître les os sous les bandes molletières; au bout de peu de jours l'habitude était prise et de cela aussi on cessa de s'étonner.Ne s'étonnant plus de rien, les Flamands, gens pratiques, songèrent à tirer parti de la situation et entrèrent résolument dans la voie des réformes.
Aux pâtisseries revint l'honneur des initiatives; renonçant à l'unique fabrication des douceurs locales et remisant à l'arrière-plan la vente des jouets à quelques sous, elles étalent à leurs devantures les gâteaux les plus variés et toute la gamme des chocolats suisses; dans l'arrière-boutique s'installent des salons pour le thé et des pancartes portant en grosses lettres: Tea room, l'annoncent aux amateurs.
Un commerçant plus, audacieux qu'érudit va même jusqu'à afficher: Five o'clock à toute heure.Quelques privilégiés, possédant un piano, le mettent à la disposition des clients, et les vieilles murailles, n'en croyant pas leurs oreilles, entendent successivement des chansons nègres, la Marseillaise et des gigues endiablées.
Les piles de conserves s'échafaudent aux étalages, venant de Londres ou de Paris: le Quaker oat et le Golden sirup fraternisent avec les truffes du Périgord, les jambons d'« Olida » et le cassoulet de Toulouse. Le succès fut très grand et l'exemple suivi.
La petite mercière qui débitait autrefois pour quelques sous de fil ou de coton à repriser offre aujourd'hui des mouchoirs de soie khaki, du drap de même teinte pour uniformes, des bandes molletières ou des bas écossais, des sticks de toutes formes, des lanternes électriques et même d'élégants pyjamas... objets dont le nom même était jusqu'alors complètement inconnu.
Le tabac, qui servait à bourrer les pipes, et le cigare à deux sous que l'on s'offrait le dimanche ne suffisent plus. Sur le comptoir s'étalent maintenant les boîtes de cigares et la Havane et les cigarettes aux bouts dorés, aux noms anglais ou algériens.
Enfin à son tour, l’esculape de la petite cité, causant fraternellement avec ses collègues de l'armée britannique, apprend de nouveaux remèdes et les applique à ses clients, au grand désespoir du pharmacien qui, à chaque nouveauté, ne manque pas de se précipiter sur son Codex qu'il feuillette fébrilement en levant les bras au ciel.
Le Jour du Marché
La place, le jour du marché, a repris toute son animation: les uniformes khakis déambulent au milieu des groupes de bonnes femmes et de paysans; un officier, l'inévitable pipe à la bouche, le stick sous le bras, les mains dans les poches, contemple des légumes; un soldat achète des bananes; un autre, gros rougeaud, sanglé dans son uniforme, bombant la poitrine, s'en va d'un pas cadencé et la mine réjouie, balançant au bout de chaque bras une paire de poulets qui piaillent.
L'agent de police, escorté de son chien muselé (il faut bien donner l'exemple), circule paternel; un gendarme casqué et vêtu tout de bleu-horizon interpelle l'un ou l'autre avec un terrible « assent » du Midi.Dans les petites ruelles, le long des remparts, où habite la population pauvre, l'occupation anglaise apporte aussi un peu de bien-être. De petits bonshommes khaki chaussés d'énormes godillots qui les font ressembler à « little Tich », jouent aux billes ou se promènent gravement, suivis d'un petit chien qu'un « Corne on » assez inattendu vient rappeler à l'ordre.
Visite Royale
Les distractions abondent l’arbre de Noël offert très généreusement par l'Etat-major aux enfants de la ville, concert militaire, pendant la belle saison dans le kiosque de la grand'place, cinéma à quatre sous la place; sans compter les superbes régiments qui passent, musique en tête... voire même la visite du roi d'Angleterre.
Depuis quelque temps des préparatifs inusités dans la maison qui déjà avait abrité le général Foch, avaient piqué la curiosité et fait marcher les langues.Les gens bien renseignés — il y en a beaucoup à X... — chuchotent d'un air mystérieux:« C'est pour recevoir sir Douglas Haig.— On a demandé des draps brodés pour le lit et des affaires en argent pour la toilette... c'est sûrement une princesse que l'on attend.— C'est Guillaume qui doit venir et Poincaré aussi... c'est pour signer la paix! »C'était le roi d'Angleterre, qui fut, paraît-il, très satisfait de l'accueil fait par la petite ville flamande.
Mais, si la ville de X... et ses habitants modifiaient ainsi leurs coutumes sous l'influence anglaise, les Anglais, de leur côté, subissaient l'influence du milieu dans lequel ils vivaient. Froids et impassibles au début, ils devenaient plus communicatifs et bavardaient aux coins des rues dans les loisirs de service.
A l'admiration profonde de nos rudes poilus, des héros de Verdun, vint se joindre l'admiration pour la femme française, pour celle qui, menant la ferme en l'absence du mari, conduisant elle- même la charrue, et pour celle qui, travaillant dans son ménage, tenait tout en ordre, et faisait la cuisine, et quelle cuisine!Parlez donc des pommes de terre frites aux Tommies: les pommes de terre frites furent pour eux une révélation.
Comme tout le reste de la France, la petite ville flamande attend confiante l'heure de la victoire, mais quand ses hôtes, ses amis anglais la quitteront pour retraverser la Manche, la séparation ne se fera pas sans regrets.
Henri Morin
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire