samedi 15 avril 2006

Printemps guerrier sur la côte

Temps splendide. Un ciel timidement bleu, de ce bleu cendré que les anciens émaux prêtent aux voiles de la Vierge; un soleil d'or blanc, chaleureux et candide.On nous a dit que, durant la nuit, une mine s'était échouée en face du Kursaal, à deux pas de chez nous, et poussés par le désir de voir l'engin sournois qui, en quelques minutes, fait sombrer les plus formidables navires, Meyrhiem et moi, nous nous sommes rendus sur la plage. Le vent souffle et le sable, ridé comme l'eau, déplace une infinité de petites ombres glauques. Beaucoup de gens sont venus déjà, et les douaniers désignent, entre les vagues remontantes, le monstre dont le dos émerge par. instants, luisant et rude comme une carapace de tortue.

La mer garde une couleur indécise, si bien que le ciel ne la heurte point à l'horizon. Elle évoque ces verres flous trouvés dans les ruines millénaires, effrités au moindre contact, en écailles d'un gris métallique. Comme je comprends, aujourd'hui, ces yeux du Nord qui, ayant reçu d'elle la prime lumière, la reflètent jusqu'au tombeau, confondue avec la lumière d'une âme!

Sur la digue, le long des villas transformées en hôpitaux militaires, et aux fenêtres 'desquelles apparaissent des fronts bandés, voici des nurses roulant des bébés dans leur voiture. Des fillettes jouent au ballon. La maman, un livre à la main et coiffée de gaze claire, néglige sa lecture pour suivre leurs ébats. Des infirmières anglaises, en maigre uniforme de confrérie, portant, épingle au col, un monogramme sur une croix rouge, passent, commentant à voix haute un formulaire. Là, de petits garçons ont creusé des tranchées - on parle tant de tranchées, autour d'eux! - et, avec cette précieuse bonne foi de l'enfance que l'imagination nourrit, ils se fusillent, ramassés contre le remblai, l'oeil au ras du manche de leur bêche, fusil d'occasion glissé dans une meurtrière. Le jeu consiste à faire: «Pan!... Pan!...», durant d'interminables minutes, à crier des commandements, à tirer la langue à l'ennemi, à l'injurier...

Je me trouve auprès de la tranchée belge, dont tous les défenseurs portent le bonnet de police à gland jaune. Parfois, une discussion s'élève pour savoir si l'imprudent qui se démasqua est tué. Certains ne veulent jamais mourir. D'autres, au contraire, ressentent l'orgueil d'une belle chute face à l'adversaire! Ils se plaisent à rouler la pente de sable, leur beau petit corps inerte, cheveux au vent, bras en croix, leurs lèvres de poupée entr'ouvertes sur un triste cri. Je remarque l'un d'eux, qui tourne sur lui-même, copieur adroit des gestes d'agonie immortalisés dans les magazines s'il y met une telle passion qu'il a déchiré son col et que ses pieds, agités par les derniers spasmes, font au loin voler la poussière. Flegmatiques, debout près de lui, deux officiers anglais le stimulent. Moi, j'ai frémi... Oh! la magnifique et cruelle époque, où les petits garçons s'amusent à mourir!...

Soudain, une galopade. Ce sont les goumiers marocains qui défilent. Vêtus de velours aussi cuivré que leur visage, et n'ayant conservé du costume oriental que le turban rituel et le burnous à liséré, les farouches cavaliers font cabrer leur monture en passant devant nous. Dans ce sable, mamelonné, là-bas, au bout de la plage, en dunes mouchetées comme le désert, ils ne se sentent pas trop dépaysés. Ce qui leur manque, c'est la vive lumière de leur ciel, et s'ils se montrent plus silencieux et plus nostalgiques qu'à l'ordinaire, c'est sans doute parce que, même par des jours de soleil comme celui-ci, ils ont la sensation de vivre en un perpétuel crépuscule... De blondes Dunkerquoises, qui les photographiaient, se sont extasiées devant leurs selles de filali brodé d'argent, et les cavaliers auxquels elles avaient souri leur ont crié, dans leur langue rude, des mots d'amour. Elles ne comprennent point et s'éloignent, rieuses... La morale est sauve!

Meyrhiem et moi, nous reprenons notre promenade. Nous croisons des médecins des officiers de marine, des soldats anglais à casquette plate, encore des nurses, des bambins, un collège en promenade, des Belges haut galonnés... Dans le vent, les drapeaux à croix rouge claquent comme devaient claquer, au début de la saison dernière, les oriflammes des grands hôtels. Nulle part, nul accablement, nulle défaillance... Et, pourtant, à quelques kilomètres d'ici, où la plage s'incurve au delà des villas, c'est la route de Furnes, lYser, Nieuport, Dixmude, la Maison du Passeur.,.

C'est la guerre!Hier encore, le bruit du canon roulait le long de la grève jusqu'au rempart. Hier encore, la menace de la ruée germaine, là menace lourde, hallucinante, incendiait les dunes! Oui, de quelque côté que se dirigent nos regards, lointaine ou proche, c'est lg guerre; et ces chevauchées de musulmans, ces sentinelles aux carrefours, ces canons en bordure du flot dressant leur gueule vers le ciel où peut passer un vol d'oiseaux sinistres, tous ces engins de mort, tous ces uniformes, tout ce mouvement du port dont les ouvrages métalliques s'estompent dans une vapeur bleue, préparent la guerre, l'horrible guerre!... Mais la foule demeure paisible, et, malgré les défilés tumultueux de troupes, la voix du canon, même cette mine échouée là, au seuil des demeures, la plage a si bien conservé son air accueillant de boulevard, que s'y rencontrent encore quelques-unes de ces demoiselles désuètes qui ne sortent de leur maison de famille que pour aller goûter l'heure tiède où Dieu bénit l'espace, où les vagues semblent faire Iâ génuflexion devant un autel infini...Que les terroristes de l'état-major prussien nous connaissent mal!... Quel peuple, s'acclimate au danger, mieux que le nôtre?... Quel peuple réserve accueil plus digne aux événements desquels sa vie et son intégrité dépendent?... A cette heure, si près de la ligne de feu, je sens que rien, dans l'âme de ceux qui m'entourent, et qui ont souffert et qui, peut-être, souffriront, n'est atteint, L'existence, au milieu des gens de guerre continue, bourgeoise et confiante. En vain, les Allemands ont jeté leurs bombes...

Un grondement au-dessus de nos têtes.
- Tiens! un aéroplane, fait quelqu'un.
De tous côtés, on suit du regard l'abeille d'or à peine visible, noyée d'azur.
- C'est peut-être un Boche, savez-vous! dit avec un fort accent flamand, un ouvrier au bonnet de fourrure.
- Un Boche?... réplique un gamin qui fixe l'appareil entre ses mains, comme dans une lunette. Allez! Allez! vous ne savez pas ce que vous dites; c'est un Farman!
Il n'y avait eu aucune panique... seulement un peu d'anxiété. Les visages, tout de suite, se détendent; les ballons sautent, les cerceaux courent; c'est un Farman, a dit le gamin. Et, petit à petit, de derrière l'horizon, montent d'autres abeilles grondeuses, trois..., cinq..., dix. Le ciel n'est plus qu'une vibration. Il y a des oiseaux de toutes les races, de toutes les formes, oiseaux des continents et oiseaux de mer... L'un deux s est posé sur les flots. Les enfants battent des mains; les femmes agitent leur mouchoir.

Oui, certes, il faut les saluer, gardiens vigilants de notre ville, ces aviateurs qui, par ce crépuscule immaculé, orientent leur vol peut-être vers quelque héroïque mission...

Joseph Schewaebel(en résidence à Dunkerque)In Les Annales, n°1662, 2 mai 1915

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