Autre temps, autres moeurs?...
Un métier aussi vieux que le monde
Le commerce des corps est aussi vieux que la civilisation elle-même. La Bible, qu’il s’agisse de l’Ancien Testament ou des Evangiles en donne des exemples nombreux. D’ailleurs, une des rares femmes, hormis Marie, à faire partie de la première communauté évangélique, souvent représentée au pied de la Croix, n’est-elle pas Marie-Madeleine, une prostituée dont le Christ ne condamne pas tant la façon de vivre que sa volonté de repentir et de Rédemption.
La prostitution a elle-même joué un rôle d’intercession et de régulation sociale. A Athènes, modèle politique s’il en est de la République depuis les philosophes des Lumières et la Première République, le discours du Pseudo-Desmothène, repris dans nombre de manuels scolaires, avance que les femmes se divisent en trois catégories: les épouses «pour avoir une descendance légitime et une gardienne fidèle du foyer», les concubines «pour les soins de tous les jours» et les courtisanes «pour le plaisir». Les hétaïres, femmes lettrées et éduquées, faisaient alors partie de l’entourage quotidien du citoyen athénien. D’ailleurs, rien ne dit que les Athéniens n’y eurent pas recours au moment des grandes célébrations servant de catharsis (sexuelle ou morale) lors des Anthestéries... Que penser alors des hiérodules, suivant le Dieu qu’ils ou elles servaient, car tous les dieux ne furent pas des modèles de sagesse?
Les siècles suivants ne les mirent pas pour autant hors de la société.
Rome, capitale impériale où siégeait un empereur au statut divin d’abord dans la mort puis de son vivant, connaissait parfaitement ce commerce dans les auberges et tavernes, où les filles «chassaient» le client sur les bancs du cirque, dans l’exaltation des courses et des jeux, se jetaient au cou du client potentiel. D’ailleurs... N’avaient-elle pas pour moyen de se signaler des semelles cloutées où la trace des pas signalaient au passant, en grec, «suivez-moi». Un racolage somme toute déjà bien élaboré et dont l’activité de laissait aucun doute puisque le fait d’opérer dans le fornix, ces recoins sous les gradins des amphithéâtres, dans le noir et à l’abri des regards, nous donna en français le terme de «fornication», terme emprunt de valeurs négatives...
Rome d’ailleurs, symbolisée par un louve allaitant Remus et Romulus, un symbole moins glorieux quand le souvenir des bancs de l’école rappelle que lupa en latin signifie prostituée, qu’elle inventa le lupanard... Assurément la louve, animale, offre un plus joli mythe au croyant...
Les empereurs byzantins eux-mêmes n’échappèrent pas à cette catégorie de femmes. La sédition Niké, rébellion ouverte contre l’impératrice Théodora, n’invoquait-elle pas comme une des causes de ce soulèvement, que l’impératrice était de basse extraction, une danseuse, voire plus vile encore?
Les visions chrétiennes
Les chrétiens imposèrent une autre vision de la femme, surtout au cours de la longue évolution du Moyen-âge. A l’Université de Lille III, un cours resté célèbre dans nombre de mémoires d’étudiants concernait la question de la femme et abordait en filigrane les questions de la sexualité. Dispensé par feu le génial Professeur Alain Derville, il provoquait généralement éclats de rire et gauloiseries par l’approche originale qui en était faite. Il n’y aurait eu que deux types de femme au Moyen-âge: s’opposaient deux modèles, la première était la mère, l’épouse, «Marie», de l’autre, la catin, Eve et «Aliénor d’Aquitaine»... Ceci dit nous avions déjà décelé une certaine acrimonie contre celle qui permis la création de l’empire anglo-normand des Plantegenêts...
Mais la question se posait au-delà même de cette typologie : il n’y aurait eu que deux femmes, celles qu’on épouse et les autres, forcément de moindre qualité puisque déconsidérées et hors mariage, permettant la transgression et la recherche du plaisir que l’Eglise condamne au travers des textes saints...
L’Eglise elle aussi fut mise à contribution durant quelques siècles pour mettre de l’ordre dans un monde où coexistaient les modes de vie chrétien et les reliquats des mœurs païennes. Comment faire comprendre aux descendants des germaniques ou scandinaves que le mariage ne se conçoit que dans une union monogame (alors même que les Rois d’Israël tels David ou Salomon collectionnaient les épouses et concubines de rang différents pour consolider les alliances) et que, pour ne citer cet exemple, le mariage danois, pratiqué en Normandie, ne pouvait être toléré. Les Friedlehen, les mariages secondaires donc polygames pour asseoir le pouvoir et s’assurer une descendance, naturels et inscrits dans la coutume des Normands, étaient horribles à la hiérarchie catholique qui y voyait là un manquement grave aux valeurs du mariage chrétien, partant du principe que l’amour ne se partage pas. Les enfants issus de telles unions faisaient l’objet de railleries, parfois durement réprimées par ceux à qui on les assenaient... Les réactions de Guillaume le Bâtard, bien avant qu’il ne devint le Conquérant à Hastings, en font foi.
De fait, en sacralisant le mariage, l’Eglise culpabilisait la sexualité au travers de multiples interdictions assorties des tourments de l’enfer à qui cherchait le plaisir (même seul)...
Au bordel!
Les maisons de tolérance faisaient partie d’un certain paysage urbain dès le Moyen âge. Le «Bordel», terme passé dans le langage le plus courant, synonyme aujourd’hui de désordre extrême, était un monde policé. Le Moyen âge était propre et il était de coutume d’offrir un bain à son visiteur... Les maisons de tolérance ne faisaient pas exception mais pour ce faire, elles étaient situées le plus souvent au «bord de l’eau». De fait, l’évolution de la langue nous amputa le terme d’une partie de sa signification (ce que ne firent assurément pas les Anglais où le terme, du moins dans sa sonorité est resté sous le nom de «bordello» dans le langage vulgaire côtoyant le plus connu «whorehouse») pour ne retenir qu’une de ses activités.
Un rôle plus fort encore depuis le Grand Siècle
Les prostituées ont ensuite encore profondément marqué l’évolution des sociétés, plus encore avec le Grand Siècle et le XIXe siècle.
Accompagnant les armées, elles propagèrent les premiers moyens de contraception, là encore horribles aux yeux de l’Eglise. N'étaient-elles pas coupables de divulguer les «funestes secrets», tels le coït interrompu ou les premiers préservatifs que ceux qui les recueillaient s’empressaient d’appliquer chez eux. C’est que la vie sexuelle sous l’Ancien Régime ne devaient pas être facile tous les jours... Pas de relations lors des règles car la femme est impure, d’ailleurs l’Ancien testament ne recommande-t-il pas qu’à ce moment la femme ne couche pas dans le même lit que son mari, ni même dans sa maison? Rien non plus lors de la grossesse, pour ne pas «blesser» l’enfant à naître (ceci dit, cette interrogation revient régulièrement, aux dires d’obstétriciens et de journaux spécialisés, dans les questions des jeunes couples), pas plus durant l’allaitement (pas moins de trois ans la plupart des cas...) pour ne pas «faire tourner le lait» et tarir la mère ou la nourrice; rien non plus, selon certains évêques lors du carême, moment de mortification par excellence. Pallier à tant d’interdits ne pouvait que perdurer et ce commerce s’assurait encore de beaux jours avec le XIXe siècle bourgeois, forcément policé.
Embrasser la carrière
Nombre de courtisanes de haut rang n’eurent elles pas une belle «carrière» dans les salons et les cours royales, où d’ailleurs elles s’empressèrent de faire oublier leur ancien métier par une conduite rigide voire dévote? Le XIXe siècle bourgeois leur offrit encore une opportunité d’occuper une place sociale importante.
Les valeurs bourgeoises (ordre, épargne, travail, etc) s’étaient largement imposées en France avec la Révolution Industrielle: n’étaient-ils pas à l’origine de cette prospérité insolente qui avait vu l’Europe, le monde occidental, se couvrir d’usines et où le capitaine d’industrie supplantait l’aristocratie?
Dans un monde policé où la morale prévalait, les «maisons-closes» avaient pourtant pignon sur rue.
Pierre Pierrard, dans son monumental ouvrage sur la vie ouvrière à Lille sous le Second empire, aborde le sujet. Des «filles», Lille n’en manque assurément pas. C’est une ville de garnison, où les recoins auprès des remparts ne manquent pas et où la population pauvre est nombreuse. Les autorités surveillaient les maisons de tolérance naturellement établies près des remparts, des bastions, des casernes et des rues ouvrières, auxquelles s’ajoutaient quelques cabarets très tolérants pour ce qui se passe dans les arrières-salles.
On insistait sur la surveillance: personnels inscrits sur les registres municipaux, soumis à la visite médicale... Ce qui n’empêchait pas certaines ouvrières d’arrondir le salaire faible après la journée de travail par un «cinquième quart» plus rémunérateur que les quatre premiers. Que le jeune âge de certaines prostituées cité par Pierre Pierrard ne choque pas : «des filles de douze à dix-huit ans», après tout ne connaissaient telles pas la férule du contremaître au même âge, assez vieilles pour connaître le même régime que les plus adultes ... Les jours de fêtes et de ducasse renforçaient un terrible constat : le débordement existait avec comme corollaire naturel les maladies vénériennes, se renforçait avec les crises économiques profondes si dures pour les ouvriers et autres nécessiteux de la ville.
La police devint subitement très active, passant de la surveillance à la répression, bien que les maisons officielles fussent considérées comme un mal nécessaire. A côté d’une certaine tolérance, un monde parallèle naissait et créait une plus forte ségrégation sociale dans la ville, suscitant un climat de violence plus fort. La prostitution devenait alors synonyme de violence plus que de transgression : la «rue des étaques», célèbre pour cette activité, devenait dans le langage populaire la «rue des attaques»...
C’est bien la misère qui pousse nombre de ces femmes à demander à être inscrites dans cette profession, qu’il s’agisse de lilloises ou d’immigrées belges, chassées de leur pays par une crise encore plus profonde qu’en France...
Cela n’empêche pourtant pas les bourgeois, eux-aussi, de transgresser l’ordre établi. Si le train de vie de certains se mesure à la danseuse ou à la comédienne qu’ils entretiennent aux yeux de tous, la maison de tolérance de qualité est pour eux un espace de convivialité au même titre que le théâtre. Seulement, ces deux mondes ne se côtoient pas. Après tout, dans le mariage bourgeois, l’épouse est faite pour donner des enfants et tenir le foyer. On s’amuse ailleurs. De même, on ne se montre pas nus entre époux et la pudeur, voire la pudibonderie est exacerbée à cette époque et si l’on fait des gorges chaudes de certains tableaux, on laisse circuler les photographies des indigènes nues, photographiées dans les colonies dont la nudité ne choque pas sous prétexte d’«éthnologie»...
Dunkerque à la même période présente un autre cas de figure. Bien que la ville connaisse une forte présence militaire par ses casernes (Guilleminot, Jean Bart), la ville est avant tout un port. Néanmoins, Dunkerque est et reste un port franc... Ici pas ou peu de filles sur le trottoir (ce que reste vrai en 2003, où l’on ne connaît pas le «pittoresque» de l’avenue du Peuple Belge...). Des filles de Salle, il y en a assurément, et il y en a d’autant plus que le port connaît au XIXe siècle une croissance extraordinaire voulue par Jean-Baptiste Trystram. Les surnoms des rues trahissent leur activité. La «rue de l’abreuvoir» devient pour la population la «rue des petites jupes», point n’est besoin d’entrer dans les détails? Certes non, un peu d’imagination suffit...
Des maisons de tolérance de qualité existaient dans la ville et étaient connues pour l'accueil que l’on réservait à la clientèle... Jean Denise, dans sa série de livres sur Dunkerque à la Belle époque, aborde la question dans le quatrième tome judicieusement sous-titré «Les Dunkerquois à la fête». Comme de tradition, l’entrée de la maison de qualité était signalée par une lanterne rouge. Entre verre et musique, la tenancière faisait faire leur présentation aux filles, que le client puisse faire son choix. Ici, l’on tenait compte de la dimension commerciale du port puisque certaines maisons avaient une carte des «consommations» en français et anglais ou flamand... Néanmoins, cela n’empêchait pas certaines tavernes d’offrir les mêmes services mais avec certainement moins de style...
Le basculement dans la criminalisation
Un changement radical apparut avec la loi Marthe Richard du 13 avril 1946, ordonnant la fermeture des maisons de tolérance. Certes toutes n’avaient pas la même notoriété que le one-two-two de Paris mais, dans la grande remise en ordre de la Libération et de la reconstruction, il fallait faire table rase du passé, peut-être aussi faire oublier que ces maisons «commerciales» par définition, n’avaient pas accueilli que des Français durant l’occupation... Néanmoins, devant une telle volonté de moralisation et de compassion (toutes les filles n’y étaient pas nécessairement bien traitées, certaines étant dans des maisons d’«abattage»), la loi eut un effet pervers : celui de jeter à la rue et dans les sous-bois les prostituées, reléguées à la clandestinité et soumises aux agressions... contre lesquelles, la plupart du temps, la protection du souteneur, d’un «parrain» (un proxénète) devenait nécessaire.
La loi Marthe Richard, par ce basculement dans la clandestinité, fit entrer brutalement cette activité dans le domaine de la délinquance et de la criminalité.
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