mercredi 13 avril 2005

Après Vauban, la "Barrière de Fer" à Lille

Après la défaite de Sedan, il apparaît évident que la France a changé d’ « ennemi héréditaire ». Ce n’est plus l’Angleterre, qui d’ailleurs accueille la famille impériale envoyée en exil, mais l’Allemagne, unifiée sous l’égide de la Prusse, dont la puissance est consacrée par la proclamation du IIe Reich le 18 janvier 1871 dans la Galerie des Glaces de Versailles.

Amputée de l’Alsace-Moselle par le Traité de Francfort, la France doit parer à un éventuel futur conflit. Il ne suffit pas d’entretenir un esprit revanchard chez les citoyens français comme peut le faire le Général Boulanger, ni même de préparer les enfants au sein des bataillons scolaires, avec des fusils factices et des exercices sportifs, il faut aussi mettre le territoire en sécurité.

La naissance de la « Barrière de Fer »

La théorie de Raymond Adolphe Séré de Rivières s’inspire malgré tout de son illustre prédécesseur Vauban. La France est devenue une nation industrielle, ce qui est évident dans le Nord. Néanmoins de nombreuses villes sont encore corsetées d’une enceinte qui date le plus souvent du Grand siècle et dont les capacités à soutenir un assaut sont faibles. Il importe donc de protéger les centres de production économique en détournant l’ennemi. Séré de Rivières met en place un système qui se veut ingénieux : il faut canaliser l’avancée des troupes ennemies. Pour cela, il met en place des « rideaux défensifs ». La frontière étant couverte en partie par de larges forêts, l’ennemi a peu de choix dans les directions à prendre. Une fois la frontière passée, son approche des villes importantes doit être empêchée par une ceinture de forts semi-enterrés, capables de croiser leurs feux, obligeant l’assaillant, non pas à reculer, mais à choisir une autre route. Une série de places fortes, disposées le long des frontières (d’ailleurs, les Alpes ne seront pas oubliées), le forcera à se diriger vers les grandes plaines au nord de Paris où infanterie et artillerie françaises pourront le tailler en pièces. La défense discontinue, que reprendra la Ligne Maginot dans ses grandes lignes, est née.
Si Séré de Rivières s’inspire de Vauban pour ce qui est du « quadrillage » de la frontière par des défenses solides, il puise son inspiration aussi chez Montalembert. Les forts sont en fait de véritables cuirassés à terre, où artilleurs et fantassins doivent opposer un feu nourri à la troupe qui lui fait face. Un autre avantage de ces casemates semi-enterrées n’est pas négligeable : de petite taille, abritant des canons, elles n’immobilisent pas de nombreux hommes, que l’on pourra mobiliser dans les régiments de ligne et l’artillerie de campagne.

Le Nord, un cas d’école…

Le Nord en général, et Lille en particulier, est un véritable cas d’école. La région est prospère grâce aux Bonaparte. Il est difficile de dater l’acte de naissance de l’industrie dans le Nord, car la Flandre exporte ses draperies dans le monde entier depuis le Moyen Âge, mais Napoléon Ier et son neveu la portèrent sur les fonds baptismaux : le Blocus continental en 1806 imposa la culture et la fabrication de nombreux produits qui n’entraient plus en France, la politique économique de Napoléon III en accrut les effets en amenant le train, complément moderne des nombreux canaux qui sillonnent la région. L’imitation du modèle industriel anglais fit le reste. La Révolution industrielle créa les conditions de la prospérité.

Lille dut s’agrandir sous le Second Empire en annexant les communes de Wazemmes, Esquermes, Moulins et Fives. Les trois premières furent englobées dans de nouvelles fortifications qui néanmoins ne purent satisfaire personne. Des murailles de Vauban ne survécurent que la citadelle, et les parties septentrionale et orientale de l’enceinte française, alors que le reste fut édifié en suivant le modèle de la nouvelle enceinte de Paris. Autant dire rien… ou pas grand chose : une ligne de défense faite de bastions simples et un fossé. Il y a une réelle opposition entre les murs du XVIIe siècle et ceux du XIXe…Lille ne peut soutenir un siège tant la fortification est inégale.

Après la défaite de 1870, alors que le Nord a été préservé de l’occupation allemande grâce à l’action du Colonial lillois Faidherbe, la IIIe République désespère de l’état de l’armée et de ses fortifications, car les budgets sont serrés. Séré de Rivières arrive à point nommé pour imposer ses vues.

Lille s’avère décevante. Comme dans d’autres villes, il estime que ses murailles ne tiendront que des attaques ponctuelles mais qu’elles ne pourront en aucun cas soutenir un siège, surtout avec des canons de plus en plus puissants. Immédiatement, il se heurte à de grandes difficultés. Les finances font défaut. Les fortifications sont beaucoup plus denses sur la frontière alsacienne, que l’on espère bien reprendre un jour. Le département du Nord, et Lille plus particulièrement, fait figure de parent pauvre. C’est que selon l’Etat-major, la ligne fortifiée dessinée par Dunkerque, Lille et Valenciennes sont trop éloignées de la frontière allemande pour constituer un choix stratégique cohérent… Ainsi, Séré de Rivières comme les autres ingénieurs doivent anticiper à la fois la montée en puissance de l’Armée allemande comme l’évolution des armements. Le nombre de canons et leur puissance augmentant, il faut renforcer la couverture des forts entre eux en intercalant des ouvrages d’intervalle. Pire encore, les explosifs devenant de plus en plus puissants, il faut augmenter la résistance des murs, les couvrir de couches de terre sans cesse plus épaisses. Construits de briques, il faut en renforcer les voûtes en y adjoignant dès que possible un blindage car une découverte vient bouleverser la poliorcétique en 1884 : la mélinite démultiplie les effets des obus par son extraordinaire pouvoir détonnant. Les dégâts sont semblables à ceux que ferait une torpille. A poids égal aux obus classiques, un obus chargé de mélinite voit son calibre augmenter considérablement : il s’enfonce sous la terre, perce les voûtes, ébranle les murs. Face à cela, les forts, dont les approches sont défendues par des caponnières simples ou doubles, renforcées de créneaux de pied, dont les fossés sont étroits pour gêner une approche ne peuvent plus répondre à la menace.

Construits avec des moyens qui semblent aujourd’hui dérisoires, faits de briques, leur remise à niveau est hors de prix pour le budget de l’armée. Si quelques forts reçoivent un blindage de béton et des tourelles blindées, il est impossible de faire de même pour chaque point fortifié.
Lille ne vit pas la modernisation des 8 forts placés à 8 kilomètres de la ville, encore moins des batteries et des ouvrages d’intervalle. Ils connurent alors des destins variables.
A la veille de la Première guerre mondiale, les forts qui cernent Lille ne présentent plus d’intérêt pour les stratèges français. Les faits leur donnèrent tour. Si l’idée de Séré de Rivières était juste, il ne pouvait prévoir à la fois l’évolution des armements, ni les changements en Allemagne : une armée plus forte, des officiers qui porteraient leur attaque par la Belgique. Le front nord, délaissé, ne put opposer de résistance à la véritable déferlante des troupes du Kaiser…

Aujourd’hui…
Tous ne se visitent pas, longtemps terrains militaires servant à l’instruction des conscrits, les forts connaissent des destins variables. Le Fort d’Englos, acquis par la ville d’Ennetières-en-Weppes, caché par un massif d’arbres a énormément souffert lors des deux dernières guerres. Investi par les Allemands en raison de sa proximité avec les lignes de front, il leur servit tout au long de la Première guerre mondiale comme observatoire et point d’appui fortifié. Les Anglais utilisèrent contre lui un train blindé d’un canon de 420 tirant des obus de 600 à 900 kg. Durant la Seconde guerre mondiale, il eut à subir d’incessants bombardements aériens qui l’endommagèrent gravement. Inutilisable comme point fortifié, il leur servit de dépôt d’essence. Le coup de grâce est porté en août 1944 lorsqu’un box de 300 bombardiers alliés le pilonnent. A la fin de l’occupation allemande, un groupe de jeunes résistants s’y distingua particulièrement… C’est dire si ces ruines sont particulièrement chargées de mémoire.
Le Fort de Seclin a été racheté par un particulier et est en cours de restauration. Abritant un musée aux étonnantes collections, dont un train d’artillerie hippomobile, mis en œuvre avec de robustes chevaux de traits, il peut se visiter. Dépourvu de cuirassements, il servit longtemps de dépôt et présente l’état des forts avant que l’on ne pose les cuirassements… Autant dire qu’il n’aurait pu être défendu de façon efficace.
L’on portera aussi et surtout ses pas vers le Fort de Bondues. Etabli au-dessus du confluent de la Marque et de la Deûle dans les années 1880, il pouvait accueillir 800 hommes et 40 batteries d’artillerie mais la coupole cuirassée n’aurait pu offrir assez de garantie, d’autant plus que ses abris n’auraient pu résister aux nouveaux explosifs. A chaque conflit, il fut occupé par les Allemands. Lors de la seconde guerre, la Luftwaffe y entreposait les bombes pour les avions stationnés sur le terrain voisin. Les lieux sont attachés à la mémoire des résistants qui y furent exécutés, notamment l’Abbé Bonpain, Louis Herbeaux et Jules Lanery, du réseau Alliance. Il abrite aujourd’hui un musée dédié à la résistance dans le Nord.

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